Les lanceurs d’alerte en France sont souvent assimilés à ceux ayant dénoncé des affaires de fraude fiscale ou de blanchiment d’argent. Un sujet qui parle à tout le monde: de l’argent tout le monde en a, ou en manque. Et la complexité des mécanismes n’empêche pas le commun des mortels d’être sensible à la problématique : moins d’argent pour l’État implique moins de moyens pour le maintien de l’État providence, du moins tel que nous l’avons connu depuis l’après-guerre.
Il est d’autres sujets bien plus difficiles à faire connaître quand ils touchent à l’humain, comme la maltraitance. Dans les IME, les EHPAD, parfois les hôpitaux.
Il est des tabous qui ont la peau dure, surtout quand on touche à l’humain et au domaine social.
Et il existe des alertes qui mêlent l’humain et l’argent, dont on n’entend jamais parler, bien que certaines situations soient connues des milieux concernés. (ici)
En 2014 j’ai tenté d’alerter les autorités quant à des pratiques que j’avais constatées en tant que responsable informatique, au sein d’un groupe de PME de la Manche spécialisé dans l’imprimerie, et possédant une Entreprise Adaptée. Preuves à l’appui, je démontrais que le groupe utilisait son entité adaptée pour reverser des compensations à de grands et petits clients, en facturant au travers de celle-ci des travaux réalisés par les sociétés ordinaires du groupe. Permettant ainsi aux clients de s’affranchir de tout ou partie de leur contribution à l’AGEFIPH ou au FIPHFP en cas de non respect du « quota » de salarié en situation de handicap. Voire au-delà utiliser la collaboration avec le milieu adapté pour embellir leur image.
J’ai eu beau échanger avec les directeurs de la DIRECCTE de Normandie et de la Manche, de l’AGEFIPH, rencontrer les députés de la Manche, le ministre de l’Intérieur, une conseillère technique de la Ministre du Travail (ministère de tutelle de l’AGEFIPH), le directeur de cabinet du Préfet de la Manche : rien n’a abouti. Au mieux une petite tape condescendante sur l’épaule : « c’est bien petit », au pire un rapport d’audit oral et fallacieux : « on voit bien que ça n’est pas clair mais c’est trop compliqué à prouver ».
Sans médiatisation, la poussière est condamnée à rester sous le tapis. Les différents journalistes avec qui j’ai été mis en relation, par un grand nom du journalisme et de l’alerte, Denis Robert, m’ont laissé tomber après avoir pourtant montré un grand intérêt pour l’affaire, et m’avoir assuré de la publication d’un article. À ce jour, seul Antoine Dreyfus et son rédacteur en chef Raphael Ruffier ont accepté de publier mon témoignage sur le site « Le Lanceur », (ici), malgré des menaces d’attaques en diffamation, qui naturellement n’ont pas été menées à exécution.
Mon cas est loin d’être isolé, et il met l’accent sur deux grands obstacles rencontrés par tous les lanceurs d’alerte : l’abdication des organismes de contrôle, et l’abandon de la presse (particulièrement locale).
Quand un directeur de cabinet du préfet vous dit que vous pouvez déposer une plainte au Parquet – alors qu’au titre de l’article 40 du code de procédure pénale, lui, est en devoir de le faire – et après plusieurs années de démarches infructueuses, vous savez pertinemment que seul, vous n’avez aucune chance. Quand le directeur général de l’AGEFIPH – la première a être lésée par ces pratiques, voyant ses cotisations fondre chaque année, sans que pour autant le taux d’emploi global de salariés handicapés ne progresse en conséquence – vous remercie pour votre travail, et fait appel à l’entreprise dénoncée pour imprimer le programme des festivités de ses 30 ans d’existence, vous comprenez que les organismes de contrôles n’en ont que le nom, et surtout pas la vocation.
Et quand un haut fonctionnaire du ministère du travail vous déclare « prendre très au sérieux » le dossier soumis, pour se voir quelques mois plus tard muté dans une ambassade aux USA, idem pour une directrice départementale de la DIRECCTE de la Manche mutée à la direction-adjointe de la DRAC dans le sud de la France, la confiance dans le pouvoir politique s’effrite à juste titre.
Il y a des coïncidences étonnantes : « le hasard fait bien les choses ». Ou pas, ça dépend pour qui.
Et le politique dans tout ça? A part protéger ses administrés notables, « ses amis » comme l’a très clairement dit l’attachée de l’ex députée de Cherbourg Geneviève GOSSELIN, ou s’indignant à demi-mot en regardant ses chaussures sans rien faire, tel le député Stéphane TRAVERT aujourd’hui ministre de l’Agriculture.
Face à l’échec de la loi de 2005, Sophie Cluzel, la secrétaire d’État au handicap envisage de revoir le quota de 6% de salariés handicapés (dans le privé, contre 4% dans le secteur public) à la hausse (ici). En l’état, c’est élargir le marché des fausses compensations. Étant donné que son cabinet épingle la gestion de l’AGEFIPH, il réside un espoir de changement. Encore faudrait-il dresser un bilan « sans tabou » (pour citer la secrétaire d’État) et regarder en face ce qui se pratique aujourd’hui.
Gilles Mendes, lanceur d’alerte, Membre fondateur de MetaMorphosis.
En audio, sur France-Inter, émission « Le téléphone sonne » du 16/11/2016 – « Emploi et Handicap »
Mise à jour :
Après l’intervention de l’association ANTICOR, qui a envoyé un signalement au Parquet de Cherbourg en décembre 2018, une enquête a été ouverte, confiée au SRPJ de Caen. Mais les enquêteurs, sans jamais daigner me convoquer pour ne serait-ce que comprendre de quoi il s’agissait, ou a minima recueillir mes pièces, ont décrété qu’il n’y avait « rien d’anormal« , et le signalement a été classé sans suite.
En revanche, la société que j’avais dénoncé a déposé une plainte contre moi en dénonciation calomnieuse, et là sans surprise les gendarmes ont su me trouver.
Pour autant, lors de mon audition en avril 2019, assisté d’un avocat du cabinet Bourdon et associés, j’ai pu m’expliquer et prouver ma bonne foi, tant et si bien que la plainte a été également classée… Mais ce n’est qu’en juin de cette année 2020, après de nombreuses relances du cabinet d’avocats, que le Parquet lui a fait part de cette décision, pourtant prise un mois après mon audition.
J’ai passé plus d’un an sans savoir si j’allais devoir une fois de plus faire subir à ma compagne et mon fils une nouvelle galère, je crois que le message est bien passé, et il est très clair : « ferme ta gueule ».
À ce jour, la société que j’ai dénoncé continue d’exercer sans la moindre inquiétude, et pire le système que j’ai dénoncé n’a jamais été remis en cause et perdure allègrement. Je sais que d’autres lanceurs d’alerte ont dénoncé les mêmes procédés, et qu’ils se sont heurtés exactement aux mêmes murs infranchissables, au même désintérêt ou à la même gêne. Tant de la part des élus, des organismes de contrôle, et de la justice (si tant est que cela veuille encore dire quelque chose)…