Les visiteurs du soir
Nous sommes dans une petite ville de province, où les rues sont en pente et « pissent dans les deux langues » (Jacques Brel)
Ils sont arrivés discrètement le soir, dans les berlines germaniques un peu trop imposantes, des chaînettes d’or aux poignets un peu trop brillantes, et un je-ne-sais-quoi de manières mauvais genre qui me mettait mal à l’aise.
Que venaient-ils se perdre sur les pavés du nord ?
Y commettre tout d’abord un péché véniel. Pour ce faire, il leur faut un notaire, efficace, discret, et peu regardant.
Ils sont marchands de biens (mal acquis) acquis, en effet, ils ne le sont pas très bien.
Lorsque l’on achète un immeuble, on se doit d’en payer le prix au notaire. L’opération porte sur une ancienne maison, devant être divisée par lots après acquisition et revendus comme « investissement dans le logement social » avec les avantages fiscaux correspondants. Rien de bien illégal, sauf que, le prix de l’immeuble n’a pas été payé de suite au notaire, mais perçu « hors comptabilité » une fois seulement que les lots aient été revendus avec une très confortable plus-value. Les notaires n’ont pas le droit de faire cela, mais ils en ont le pouvoir. Le dit pouvoir étant un peu « huilé » par une dîme perçue en dessous de table par le notaire, avec une gratification « au noir » au comptable notarial.
Le notaire était engrené… fatal engrenage.
Le marchand de bien revint, quelques mois plus tard, accompagné un promoteur, qui lui, roule sur le bitume avec un 4×4 Coréen. Lui n’a pas de chaînettes en or, mais des bureaux près du château de Versailles.
Il ne s’agit plus cette fois d’une opération de même nature, mais à plus grande échelle, d’où le renforcement des effectifs de la funeste équipe.
Il ne s’agit plus de 4 logements, mais d’une barre d’immeuble de 140 appartements, qu’il convient d’acheter, toujours sans en payer le prix, puis revendre en VEFA (Vente en Etat Futur d’Achèvement), après rénovation à des familles aux revenus modestes, après avoir nommé un syndic de propriété qui n’est autre que la compagne du promoteur… on n’est jamais mieux servi que par soi-même. Cette fois ce n’est plus le marchand de bien qui « porte » l’affaire », il ne joue qu’un second rôle : celui d’apporteur d’affaire : c’est à lui que revient la mission de faire prendre aux pauvres bougres d’acquéreurs des vessies pour des lanternes, et c’est aussi lui qui a indiqué au promoteur cet office notarial au notaire si bienveillant.
Le va et vient des berlines se multiplie, et la petite ville s’enorgueillit de voir du si beau monde sur sa grande place pavée.
Nous sommes deux employés à ne pas vouloir marcher dans la combine. Comme le préconisera plus tard la « loi sapin II » nous « alertons » notre hiérarchie, rassurées par le fait, que suite à nos recherches, nous nous apercevons que le marchand de bien est interdit de gérer, qu’il a fait plusieurs séjours en prison, et qu’il agit au nom d’une société britannique fantôme, puisque clôturée depuis plusieurs années.
Nous écopons d’une sérieuse engueulade de la part du « boss ».
J’exhorte les jeunes clercs de partir, s’ils veulent sauver leur carrière, si l’affaire tourne mal, ça va « claquer », et inutile de claquer à plusieurs : un jour, je ne pourrais plus me taire, tout simplement parce que je ne veux pas être complice escroquerie… parce que justement, l’immeuble est en ruine, le promoteur n’a pas les moyens de payer les travaux, ni même les charges de copropriété, et cette VEFA n’est que du vent.
Un jour, n’en pouvant plus, je me rends chez les hommes en bleu ; ils m’écoutent mais ils ne comprennent pas. Je sors de là avec un bouclier de papier : je ne risque pas d’être poursuivie par « les autorités » parce que je me suis présentée spontanément.
Ni complice, ni victime, le mot n’existe pas encore. Aujourd’hui on dit LANCEUR D’ALERTE.
La suite du chemin ressemble à ce qu’ont vécu presque tous les lanceurs : le Procureur qui poursuit, le juge qui juge que « le notaire ne pouvait pas le savoir », seul le marchand de biens fût embastillé, il fallait bien un mouton noir dans l’équipe.
Mais la personne qui fût traitée comme une pestiférée ce fût bien moi, coupable d’avoir parlé, coupable d’avoir sali la réputation de toute une « province », coupable d’avoir dit que les notaires confondent parfois Droit et Pouvoir.
Je ne vous parlerai pas de la nonchalance de la PQR (la Presse Quotidienne Régionale) qui ne veut pas embarrasser l’un de ces principaux annonceurs (la chambre des notaires), je ne vous parlerai pas des élus locaux qui ne veulent pas entendre qu’il y a un « scandale chez eux », je ne vous parlerai pas de ces familles provinciales qui ne veulent pas voir que l’ordre et le respectable ne sont pas toujours du côté des notables.
Lara Miskhor