La taylorisation fiscale

C’est bien connu, les paradis fiscaux c’est comme les affaires d’État, ça n’existe pas.
Nous n’allons pas contredire le bon docteur Moscovici qui, après nombre de recherches poussées, n’en a trouvé aucun en Europe et si peu sur le reste du globe.
Nous n’allons pas non plus nous prendre la tête avec la communauté des moutons en marche, impatients que nous sommes de partager les éléments de langage de glorification de Saint-Alexandre (Benalla). Retournons directement aux paradis.

Si les paradis ne sont plus fiscaux, ils sont, c’est le moins que l’on puisse dire, fiscalement spécialisés.
Après la taylorisation industrielle, voici venu le temps de la taylorisation fiscale.
Nous n’allons pas non plus nous gêner pour utiliser des éléments de langage…
Sous la plume de Nathaniel Popper, dans un article du 29 Juillet 2018 intitulé «Have a Cryptocurrency Company ? Bermuda, Malta or Gibraltar Wants You», le New York Times (ici) est parti à la recherche non pas des crypto-monnaies mais des compagnies qui gèrent ce nouveau business.
«Hedge funds go to the Cayman Islands to incorporate. Big companies are generally domiciled in Delaware. And online poker companies often set up their bases in Gibraltar and Malta.
Now the race is on to become the go-to destination for cryptocurrency companies…
In small countries and territories including Bermuda, Malta, Gibraltar and Liechtenstein, officials have recently passed laws, or have legislation in the works, to make themselves more welcoming to cryptocurrency companies and projects. In Malta, the government passed three laws on July 4 so companies can easily issue new cryptocurrencies and trade existing ones. In Bermuda this year, the legislature passed a law that lets start-ups doing initial coin offerings apply to the minister of finance for speedy approval».

Tiens donc, nous voilà repartis avec… toujours les mêmes.
À la « fête » ces derniers temps, surtout pour le pire avec l’assassinat de Daphné Caruana Galizia, Malte, membre de l’Union Européenne qui s’est déjà fait remarquer à l’occasion de plusieurs leaks; disons-le clairement, nous ne pouvons qu’admirer leur célérité à voter des lois pour accueillir en grande pompe les crypto-compagnies, quand en même temps, ce petit pays n’arrive à faire preuve d’une aussi grande efficacité lorsqu’il s’agit de fraude fiscale, blanchiment ou assassinat de l’une de ses citoyennes-journaliste!

Un petit aparté à ce propos; alors même que cela semble être une constante chez ces petits États (Malte, Monaco, Andorre, Liechtenstein…), soulignons leur faculté à la créativité et l’efficacité dès qu’il s’agit d’adapter leur réglementation à de nouveaux business et paradoxalement une telle lourdeur et inefficacité dès qu’il s’agit de coopération fiscale, traque au blanchiment et autres amusements de leur quotidien.

À Malte en tous les cas, il n’y a visiblement aucun problème à ça, jusqu’au plus haut niveau de l’État :
«Binance, the world’s largest cryptocurrency exchange, went shopping for a new location after Japan shut it down this year for operating without a license. The exchange, which is known for its desire to skirt regulations, announced in March that it would open new offices in Malta with hundreds of employees as a result of the friendly laws the country had put into motion.
That prompted Malta’s prime minister, Joseph Muscat, to post a congratulatory tweet and proclaim the island’s intention to be the “global trailblazers in the regulation of blockchain-based businesses».

Que Malte veuille faire du business, nous n’allons pas le lui reprocher. C’est d’ailleurs un peu l’argumentaire qui avait été tenu par les autorités maltaises lors du leak sur les pavillons de complaisance fiscale, l’Europe lui emboîtant carrément le pas et lui donnant de facto un blanc-seing.

Mais ici il est question d’un autre sujet: si ces crypto compagnies courent tous les paradis fiscaux du monde pour s’y installer, c’est que des économies relativement bien réglementées (tel le Japon) ont décidé de les déclarer personæ non gratæ. Bien sûr, cette situation n’a à aucun moment interpelé maltais et autres, et à cette heure-ci en tous les cas, pas moins l’Union européenne.

En effet, depuis leur apparition, les crypto-monnaies ont été à de nombreuses reprises présentées comme des outils favorisant la conduite d’activités criminelles.
Europol (European Police Office) vient de rajouter son grain de sel, en indiquant que des milliards de dollars seraient blanchis chaque année à travers l’Europe grâce aux actifs numériques.
Pour Europol, 3,4 à 4,5 milliards d’euros de fonds d’origine criminelle seraient ainsi blanchis chaque année grâce aux crypto-monnaies.
C’est ce qu’a déclaré son directeur, Rob Wainwright, dans le cadre de l’émission Panorama, diffusée sur CNBC: «Ce phénomène prend rapidement de l’ampleur, et nous sommes inquiets. Ces actifs ne sont pas liés à des banques, et ils ne sont pas gérés par une autorité centrale. Par conséquent, la police ne peut pas surveiller ces transactions. Et même si elle parvenait à identifier un criminel, elle n’aurait aucun moyen de geler ses actifs, comme elle peut le faire dans le cadre du système bancaire classique».
Les criminels se serviraient ainsi de fonds obtenus illégalement pour acheter cryto-monnaies (des Bitcoins ou autres) qui seraient réparties à travers plusieurs portefeuilles. Ils s’appuieraient ensuite sur des «mules» afin de les échanger à nouveau contre des monnaies fiduciaires comme l’euro ou le dollar.
De plus, certains sites ne tardèrent pas à souligner que ce procédé permettrait d’effacer toutes traces que les fonds de nature criminelle auraient laissées d’habitude derrière eux si les transactions s’étaient déroulées dans un circuit dit classique.

La DEA (Drug Enforcement Administration) y va également de son avertissement: la DEA américaine a expliqué dans un rapport que les crypto-monnaies étaient actuellement utilisées pour faciliter le blanchiment d’argent, sous couvert de transactions commerciales (dispositif appelé «trade-based money laundering» ou TBML).
Publié par le Département de la Justice, le rapport offre une vision large des efforts menés par le gouvernement américain pour lutter contre le trafic de drogue.
Dans cette étude, une partie concerne les crypto-monnaies : celles-ci seraient utilisées par des criminels cherchant à blanchir des fonds au travers d’opérations de trading faisant intervenir le Bitcoin et d’autres, avec en particulier le concours de sociétés chinoises.
«… de nombreuses sociétés basées en Chine qui produisent des bien manufacturés pour alimenter des dispositifs TBML préfèrent désormais être payées en Bitcoin. Le Bitcoin est très populaire en Chine car il peut être utilisé pour mener à bien des transactions financières internationales, court-circuitant ainsi le contrôle mené par le gouvernement chinois».
A noter qu’il est également fait mention dans ce rapport de brokers de crypto-monnaies, les «over-the-counter» (autrement dit, ceux n’opérant pas dans le cadre d’un marché régulé) qui offrent leurs services afin de faciliter la mise en place de tels dispositifs; une tendance qui semble devoir se poursuivre et s’amplifier selon la DEA.

Nous comprenons mieux ainsi que les autorités chinoises réfléchissent à présent à une interdiction pure et simple des crypto-monnaies sur leur territoire.

Pour de multiples raisons, le démarchage de Malte ou Gibraltar des crypto-compagnies pose problème et l’absence de réaction de la Commission Européenne encore plus.
Pourtant, les arguments pour être au minimum vigilant, ne manquent pas. Il existe de toute évidence une concurrence déloyale envers le système bancaire traditionnel, ces compagnies n’étant pas soumises au même cadre réglementaire.
Il est toujours fascinant avec l’Europe de pouvoir constater que leur définition de la concurrence déloyale peut être à géométrie variable, surtout au regard des risques bien réels d’opérations illicites au travers des crypto-monnaies, du blanchiment et/ou financement du terrorisme qu’elles peuvent engendrer, ou même comme dans le cas chinois, de contournement de la réglementation relative aux devises et même d’embargo.

Pire, et c’est Rob Wainwright, Directeur d’Europol qui nous le rappelle, «Par conséquent, la police ne peut pas surveiller ces transactions. Et même si elle parvenait à identifier un criminel, elle n’aurait aucun moyen de geler ses actifs, comme elle peut le faire dans le cadre du système bancaire classique», les activités des crypto-compagnies bénéficiant à l’heure actuelle et en l’état de la réglementation, d’une quasi impunité de fait.

Une fois de plus, nous sommes sidérés par le simple constat d’une Commission Européenne incapable d’agir de façon satisfaisante sur l’un de ses États membres pour l’empêcher de mener des activités non encore réglementées au sein de l’Union, incapable de lui imposer des conditions d’acceptation qui tiennent compte de cette situation.
Une fois de plus, elle se réveillera peut-être suite à plusieurs scandales et ne l’espérons pas, un mort… Sauf à ce que le docteur Moscovici nous annonce un jour qu’il n’y aura pas de crypto-monnaies en Europe!

MM.

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