Tristes anniversaires

Reality Winner est en prison depuis une année.
The Intercept du 03 Juin 2018 «Reality Winner Has Been in Jail for a Year», ici, y revient en mettant en parallèle les situations respectives de Paul Manafort, ancien chef de campagne de Donald Trump, et de Reality Winner.
Le premier est au centre des investigations du procureur spécial Robert Mueller sur les interférences supposées de la Russie dans la dernière élection présidentielle américaine. Ce qui lui est reproché est sans équivoque: «Suspected of colluding with the Russian government, the former campaign manager for Donald Trump had been indicted on a dozen charges involving conspiracy, money laundering, bank fraud, and lying to federal investigators».
Manaford a, lui, évité l’incarcération grâce au paiement d’une caution de $ 10 millions. Il a même obtenu l’accord d’un juge pour passer Noël prochain avec sa famille dans sa propriété des Hamptons. Pendant ce temps, Reality est en prison : «Winner, an Air Force veteran and former contractor for the National Security Agency, was sitting in a small-town jail in Lincolnton, Georgia. Arrested a year ago today, on June 3, 2017, Winner was accused of leaking an NSA document that showed how Russians tried to hack American voting systems in 2016».

Tout le paradoxe et surtout le scandale de cette affaire, résident dans cette comparaison de situations : «While Manafort is suspected of aiding the Russian effort, Winner is accused of warning Americans about it».
Alors, pour les fêtes de noël, Reality Winner n’ira nulle part. Dans son cas, un juge a décrété qu’elle représentait un risque important et lui a refusé toute sortie. The Intercept va au bout de la démarche et publie dans l’article des photographies aériennes des «lieux de villégiature» des deux protagonistes. Comme on dit, « y’a pas photo ! »
Malheureusement pour elle, Reality Winner est l’archétype du paradoxe du lanceur d’alerte : vouloir alerter, prévenir, dans l’intérêt de son entreprise, de sa profession, de son pays, de risques potentiels graves, de dysfonctionnements ou manquements flagrants à la loi, d’atteintes à l’intérêt général… peut vous conduire en prison, depuis un an maintenant. La justice voit en vous un risque et restreint au maximum vos libertés. Par contre, si vous êtes l’un des auteurs supposés des faits dénoncés, vous ne risquez pratiquement rien et la justice fait preuve à votre égard d’une formidable bienveillance et compréhension.
Pour ceux qui auraient encore des doutes, les médiocres et les corrompus ont pris le pouvoir depuis longtemps et ont façonné la justice à leur image.

Profitons de cet article pour souligner le travail fait par Courage Foundation au profit de la défense de Reality et notamment l’investissement de Dani Barreto (ExposeFacts) à ses côtés.

Edward Snowden, cinq ans déjà.
The Guardian du 04 Juin 2018 y revient «Edward Snowden : ‘The people are still powerless, but now they’re aware’» , ici, au travers d’une interview donnée par le lanceur d’alerte au journal britannique.
Snowden, cinq ans après : «Edward has no regrets five years on from leaking the biggest cache of top-secret documents in history. He is wanted by the US. He is in exile in Russia. But he is satisfied with the way his revelations of mass surveillance have rocked governments, intelligence agencies and major internet companies».

Edward entend les critiques de ceux qui disent que rien n’a changé en cinq années, que la surveillance de masse est toujours là, peut-être plus forte encore et intrusive.
Mais pour lui, ce n’est pas la bonne façon de voir les choses : «That is not how you measure change. Look back before 2013 and look at what has happened since. Everything changed».
«The most important change, he said, was public awareness. “The government and corporate sector preyed on our ignorance. But now we know. People are aware now. People are still powerless to stop it but we are trying. The revelations made the fight more even».

Comme Reality, Edward est aussi le symbole du lanceur d’alerte : banni dans son propre pays, comme d’autres de leur entreprise, de leur profession, poursuivi au nom de la sécurité (de quoi ? De qui ?), isolé…

Bizarrement, certains membres de la communauté du renseignement reconnaissent les bienfaits de son action citoyenne et d’une certaine façon valident sa propre vision :
«Others in the intelligence community, especially in the US, will grudgingly credit Snowden for starting a much-needed debate about where the line should be drawn between privacy and surveillance. The former deputy director of the NSA Richard Ledgett, when retiring last year, said the government should have made public the fact there was bulk collection of phone data.
The former GCHQ director Sir David Omand shared Fleming’s assessment of the damage but admitted Snowden had contributed to the introduction of new legislation. “A sounder and more transparent legal framework is now in place for necessary intelligence gathering. That would have happened eventually, of course, but his actions certainly hastened the process,” Omand said»
.

Laissons le dernier mot à Edward : «The fightback is just beginning. The governments and the corporates have been in this game a long time and we are just getting started».

MM.

Carte blanche à Diani Barreto (Expose Facts) : Du Pentagone au Paradis, plus de 40 ans d’alertes

Le discours politique moderne postule que l’information accessible au public sert l’intérêt général. Elle nourrit le débat pour le bien commun, pour la chose publique, et par conséquent les « leakers » et lanceurs d’alerte doués de principes moraux renforcent l’intérêt public en exposant d’embarrassants faits occultés, souvent en s’exposant eux-mêmes à de grands dangers.

Ne tuez pas le messager!

L’image de martyre du messager vexatoire est profondément enracinée dans notre culture, et associe des figures séminales telles que Prométhée, Jésus, Martin Luther King, Julian Assange à des lanceurs d’alerte tels que Daniel Ellsberg, Chelsea Manning, Edward Snowden, Antoine Deltour ou « John Doe » la source anonyme des Panama Papers, pour ne citer qu’eux.

Au cours des cinquante dernières années, les urticants annonceurs de vérités et leurs fuites sont devenus d’importants vecteurs de changement dans les problématiques les plus cruciales de notre société. Dans leur rôle de catalyseur de changement du dernier recours, les lanceurs d’alerte au travers de leur usage « jusqu’au-boutiste » de la liberté d’expression, dévoilent des activités illégales et considérées comme des violations des règles et lois qui régissent une certaine organisation ou activité, et démontrent en quoi ces activités illégales représentent une menace à l’intérêt ou à la sécurité publics.

Les lanceurs d’alerte ont fini par être vus comme une nouvelle avant-garde qui, de façon peu orthodoxe nous a amenés à remettre en question les lois et les institutions qui nous gouvernent. Ces individus résolument intrépides ont remis en question les limites de fiabilité de nos démocraties modernes, et par conséquent ont « forcé les États à prendre une posture réactionnaire », selon l’analyse du philosophe français Geoffroy de Lagasnerie.

Un autre philosophe français, Michel Foucault, nous enseigne dans son œuvre « Le Courage de la Vérité » que l’ouvrage de la Grèce antique « La Parrêsia » signifie « dire la vérité ». Il semble que nous ayons oublié l’importance, dans une démocratie en bonne santé, de la fonction du « dire-vrai », telle qu’elle existait dans la société grecque : chaque citoyen libre avait le droit de tout dire avec franchise et sans crainte de ses concitoyens tant qu’il savait la vérité vraie. En allemand, cette notion s’exprime sous la formule Freimütigkeit, connue en français sous le nom de franc-parler.

Dans la « tradition occidentale de la critique » de Foucault, « les diseurs de vérité » modernes servent-ils la cause de la raison, de la justice et du progrès? Ou bien sont-ils une méprisable bande d’opportunistes, perfides donneurs de leçons au service de leur propre égo, ou d’idéologies politiques, souffrant du complexe du Christ?
L’exercice de la liberté d’expression est-il aujourd’hui devenu quelque chose de ringard? Pour aborder correctement cette question, il faut intégrer la tendance menaçante qui a débuté sous l’administration Nixon, toujours d’une actualité criante, qui a mis en œuvre une répression vicieuse et impitoyable doublée d’un matraquage judiciaire obscène envers ceux qui ont tenté d’exprimer librement la vérité face au pouvoir.

Les révélateurs de vérité ont atteint une sorte de statut cultuel, au travers d’une irradiante autonomie politique, manifestement divergente, en adoptant des moyens de libre expression peu orthodoxes pouvant être interprétés par certains comme de la divulgation publique apostasique. Ensuite, inévitablement, ils subissent une stigmatisation sociale virulente, pour avoir radicalement altéré la progression linéaire habituelle de la temporalité politique, comme Lagasnerie l’a écrit sur l’action de lancer l’alerte et ses effets sur le discours politique contemporain. Les lanceurs d’alerte ont défié la suprématie toute puissante de la parole nationale portée par ceux qui occupent le monopole du pouvoir et de l’information.

Lagasnerie nous dit que ces francs-parleurs ont totalement et ouvertement pris l’État par surprise : l’embuscade contestataire a jailli des propres rangs du gouvernement, de leurs propres institutions, exécutée par des « insiders ». Ce phénomène est perçu par le gouvernement américain comme une soi-disant « menace intérieure », et cela n’est pas dit à la légère : ces actions perfides sont considérées comme des actes de « lèse majesté », de sédition, ou de trahison subversive : un crime capital méritant la peine de mort.

Par cette action radicale de révélation au public, les lanceurs d’alerte ont réussi à devenir des agents déstabilisateurs, remettant en question la légalité des agendas occultes, et la légitimité entière de la culture du secret et l’obsession de la sur-classification, une maladie qui nous infecte aujourd’hui à travers le culte obscurantiste et omniscient de la sécurité nationale qui règne en maître sur notre époque de guerre perpétuelle connue sous le nom de « guerre globale contre la terreur ».

Cette tradition de la parrhésie ou du « franc parler », a des attraits historiques importants à la compréhension des événements aussi bien passés qu’actuels. Les faits dévoilés par Daniel Ellsberg en 1971, connus sous le nom de Pentagon Papers, nous aident à mieux appréhender le culte de la sécurité nationale d’aujourd’hui ainsi que l’apologie de la sur-classification qui dominent en ce moment la plupart des unes des journaux. Ellsberg a révélé dans son livre récent, que même à l’époque où il était un « planificateur de guerre nucléaire » au début des années 60, il envisageait déjà de faire une divulgation sismique, pourtant fondée sur des principes, afin d’éviter un possible holocauste nucléaire qui aurait coûté la vie à des centaines de millions d’êtres humains dans le monde entier.

Depuis, il a voué sa vie à prévenir de tels destins funestes.

Il est et demeure le séraphin prodigue, le messager divin et, grâce à l’héritage qu’il laisse, le Parrain de tous les lanceurs d’alerte.

Plus de quarante ans après, il continue d’inspirer de nouvelles générations de lanceurs d’alerte.

Que lui soit rendu honneur, à lui et à tous les apôtres et messagers hérétiques de la Vérité qui lui ont succédé.

Par Diani Barreto, Expose Facts, sur Elevate.
FROM PENTAGON TO PARADISE 40+ YEARS OF WHISTLEBLOWING

Traduit de l’anglais par Gilles Mendes, Collectif MetaMorphosis