Condamner c’est aussi dissuader

Médiapart revient sous la plume de Fabrice Arfi «L’arrêt Cahuzac illustre le tabou français de la prison face à la délinquance en col blanc», dans son édition du 16 Mai 2018 (ici), sur la décision de la cours d’appel de Paris concernant Jérôme Cahuzac.
Le site d’information pointe à cette occasion les difficultés de la justice française à se positionner face à la délinquance en col blanc, en ne prononçant pratiquement jamais de peines de prison pour ce type de délit.

Revenons rapidement sur les faits. Le prix du mensonge mais en évitant sans doute l’humiliation de la prison : l’ex-ministre du budget Jérôme Cahuzac a été condamné mardi 15 Mai en appel à une amende et à deux ans de prison ferme, une peine ouvrant la voie à un aménagement immédiat.
Cinq ans après avoir déclenché le plus retentissant scandale du quinquennat de François Hollande, l’ancien pourfendeur de l’évasion fiscale s’est vu infliger pour fraude et blanchiment une peine de quatre années d’emprisonnement dont deux avec sursis, une amende de 300.000 euros et cinq ans d’inéligibilité.
La loi permet pour toute peine allant jusqu’à deux ans d’emprisonnement, et en l’absence de récidive, la possibilité d’un aménagement immédiat. Une demande qui pourra être acceptée ou rejetée par le juge d’application des peines.
La décision de la Cour d’appel a été globalement bien accueillie dans le monde politique. François Hollande a évoqué une peine «exemplaire» (sic) pour sanctionner un «acte grave» (sans doute nous n’avons pas la même définition de la gravité d’un acte).
Si l’on en attendait pas mieux du monde politique, histoire de bien nous énerver à MetaMorphosis, cette décision a aussi été saluée par l’ONG anticorruption Transparency France, «une décision intelligente». «Cette décision exemplaire traduit un changement de ton dans la lutte contre l’évasion fiscale» (re-dixit).
Décidément, cette association de non-défense des lanceurs d’alerte, remplit parfaitement son rôle !

À la différence de Transparency, Médiapart choisit de prendre un peu de hauteur et de replacer cette décision dans le contexte plus général de l’appréciation par la justice des délits en col blanc. «Le débat est compliqué, mais il mérite d’être posé. Personne ne souhaite la prison à quiconque» . «Dans le même temps, comment ne pas voir dans cet arrêt de la cour d’appel de Paris une forme de clémence à l’égard de Jérôme Cahuzac ? Comment être insensible à l’idée que certains sont plus égaux que d’autres devant la justice ?».
« Vu de loin, la fraude fiscale est un délit sans violence. Rien n’est pourtant moins vrai. Un fraudeur fiscal, concrètement, est une personne qui entre dans un hôpital et casse des lits, va dans un commissariat et brûle des gilets pare-balles, se rend dans une école et déchire des livres. C’est en somme celui qui, par son enrichissement personnel en ne consentant pas à l’impôt, appauvrit tous ceux qui l’entourent et détruit au passage l’idée de société organisée. Et que dire quand ledit fraudeur fut, à l’instar de Jérôme Cahuzac, celui qui avait pour mission au sein du gouvernement français de lutter d’arrache-pied contre la fraude ? ».
«La fraude et l’évasion fiscales ne sont pas des problèmes à la marge de l’économie française, pas plus que les affaires qui les révèlent ne seraient un rhume saisonnier des démocraties. Économiquement, elles représentent au bas mot environ 70 milliards de manque à gagner pour les finances de l’État, soit le montant du déficit public annuel de la France ; la comparaison est bavarde». «Les montants qui furent en jeu dans le dossier Cahuzac n’avaient rien de dérisoire. Jérôme Cahuzac est bien plus qu’un simple fraudeur. C’est un symbole».

Le plaidoyer est sans appel. Comment peut-on encore parler «d’exemplarité» de la décision ? Il faut être soit aveugle, soit avoir intérêt au maintien de cette situation bien française pour tenir de tels propos. Car la réalité est assassine : «Afin que le débat sur la prison ne soit pas otage de considérations strictement franco-françaises, il n’est pas inutile de regarder comment la délinquance en col blanc est traitée judiciairement dans d’autres pays. La leçon est que l’incarcération n’y est pour la justice ni un tabou ni le signe d’une dérive robespierriste».
«En Angleterre, un député qui a triché sur ses notes de frais a été condamné en 2013 à six mois de détention ; il est allé en prison. En Israël, un ancien premier ministre, accusé d’avoir perçu 14 000 euros de pots-de- vin en marge d’un gigantesque projet immobilier, a été condamné en 2015 à dix-huit mois de détention ; il est allé en prison. En Allemagne, le président du Bayern de Munich, qui a dissimulé plusieurs millions d’euros de revenus boursiers, a été condamné en 2014 à trois ans et demi de détention ; il est allé en prison».
«Aux États-Unis, un gouverneur coupable d’avoir tenté de monnayer un poste de sénateur de l’Illinois a été condamné en 2011 à quatorze ans de détention ; il est allé en prison.
En France, il faut remonter loin dans le temps — plus de vingt ans — pour retrouver la trace d’un politique pris dans une affaire d’atteinte à la probité qui a dormi à l’ombre d’un centre de détention. On pense à l’ancien maire de Grenoble Alain Carignon, à son homologue de Nice Jacques Médecin ou à l’ancien secrétaire d’État Jean-Michel Boucheron. Et depuis ? Rien ».

Que tous ceux qui se réjouissent de cette décision, par intérêt de classe, par aveuglement ou bas calculs, se rappellent que la justice a aussi une fonction éducative. N’est ce pas ce principe que les mêmes réclament pour les petits délits et autres incivilités ? Visiblement pas pour les crimes en col blanc ! L’ordre républicain se jouerait donc dans les condamnations d’une voiture brûlée ou de quelques barrettes, pas du vol à la collectivité de plusieurs millions…
Alors, à l’attention de Transparency et des autres, rappelons que la réalité est tenace.
Globalement, les chiffres disponibles permettent de constater que pour l’ensemble des délits en col blanc, les peines sont plutôt légères. La condamnation à la prison ferme est rare. Ajoutons qu’elle n’implique pas forcément une incarcération, les peines pouvant être aménagées.

Le 16 janvier 2018, le directeur des affaires criminelles et des grâces Rémy Heitz a communiqué des données concernant la fraude fiscale, lors de son audition à l’Assemblée nationale par la mission sur le verrou de Bercy.
En 2016, 524 condamnations pour fraude fiscale ont été prononcées, dont 21% comportait des peines de prison ferme, contre 32% pour l’ensemble des contentieux. Mais selon les chiffres fournis par le ministère de la Justice, le quantum des peines d’emprisonnement ferme ne dépasse pas un an en moyenne. Ce qui signifie que dans les faits, les peines sont pour la plupart aménageables.
Si l’on regarde les condamnations pour d’autres infractions, le taux d’emprisonnement ferme se situe à peu près dans la même fourchette. Par exemple, sur les manquements à la probité, qui comprennent les délits de favoritisme, concussion, corruption, détournement de biens publics par une personne dépositaire de l’autorité publique, prise illégale d’intérêt, trafic d’influence et recel de ces délits. En 2016, sur les 252 condamnations prononcées pour manquement à la probité, 169 ont été assorties d’une peine d’emprisonnement (67%), dont 38 avec de l’emprisonnement ferme (22%) pour tout ou partie avec un quantum moyen d’emprisonnement ferme s’élevant à 12,1 mois, précise le ministère de la Justice.
Pour les abus de biens sociaux, le quantum des peines se situe en deçà d’un an, tandis que celui des peines de prison pour banqueroute est encore plus minime, ne dépassant pas six mois en 2014 et 2015 et baissant à 3,4 mois selon les données provisoires pour 2016.
Non seulement les peines d’emprisonnement fermes sont assez peu courantes quand l’on étudie les délits qui peuvent s’apparenter à de la délinquance en col blanc, mais les peines sont souvent si faibles que les prévenus ont de grandes chances de bénéficier d’un aménagement de peine.

Un bilan de l’activité du Parquet national financier témoigne également de la clémence de la justice pour les cols blancs. Créée en 2013 après l’affaire Cahuzac, cette juridiction a pour objet de traquer la grande délinquance économique et financière, même si elle n’est pas le seul parquet à traiter des affaires financières.
Dans un rapport parlementaire sur le PNF, les députés Sandrine Mazetier et Jean-Luc Warsmann pointaient des «peines prononcées trop peu dissuasives».
Sans peine effective, la justice manque à une partie de son rôle : dissuader. Ne nous étonnons plus que le sentiment d’impunité soit si largement répandu, il est de fait !
Par conséquent, ne nous étonnons plus non plus de la multiplication des affaires.

MM.

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