Aux lanceurs d’alerte, les investisseurs et les marchés reconnaissants

Le gendarme des marchés US (SEC) vient de décider d’indemniser deux lanceurs d’alerte comme en atteste la dépêche ci-après de Bloomberg. Cette pratique en partie prévue et encadrée par la loi, n’est pas nouvelle aux États-Unis, que ce soit de la part de la SEC ou de la justice.

Nous pourrions discuter du principe même d’une telle indemnisation; à MetaMorphosis par exemple, les lanceurs d’alerte ne sont pas nécessairement d’avis identique. Nous pourrions également discuter du montant des indemnisations versées et de leur mode de calcul.

Que le lanceur soit désintéressé et de bonne foi est une condition indiscutable. Que la question de son indemnisation, ne serait-ce qu’au titre des préjudices importants subis, soit partie intégrante d’une loi de protection digne de ce nom, semble à certains une condition qui mérite à minima un débat sérieux, ce qui n’est pas le cas jusqu’à présent.

À ce stade, nous souhaitons surtout insister sur les motivations de la SEC pour assurer cette rémunération des deux lanceurs d’alerte : leur action a permis à la SEC de « protéger les investisseurs et les marchés ».

Voilà un discours que l’on n’entend jamais en Europe, que ce soit de la bouche des politiques, des associations s’inscrivant sur ces thématiques, ou mêmes des diverses autorités de contrôle.

Cependant, cette position nous apparaît très importante car elle est au cœur de la problématique des lanceurs et au centre de la gêne des politiques et des entreprises dans l’évocation de ces sujets.

Bien souvent, le lanceur d’alerte intervient pour dénoncer ce qui lui semble être des manquements graves aux règles d’exercice de sa profession ou des lois qui la régissent. Qui a établi ces normes ? Le législateur bien évidemment mais également, on l’oublie trop souvent, les entreprises elles-mêmes au travers de leurs règlements internes et procédures diverses, et parfois la profession quand elle doit transposer des lois dans ses propres règlements, à l’image des codes de déontologie dans le monde bancaire.

Sont également de la partie les autorités de contrôle de ladite profession. À quoi servent ces différentes lois, règles et procédures ? En théorie, à répondre aux exigences d’une économie libérale basée entre autres sur la bonne information des marchés, sur le traitement équitable des différents agents économiques, sur des conditions de base permettant de protéger les intervenants quel que soit leur taille. Tout ce corpus sert donc à un fonctionnement efficient du monde de l’entreprise et des marchés. C’est ce qu’explique la SEC au travers de l’expression « protéger les investisseurs et les marchés ».

Parce qu’effectivement, quand il dénonce des manquements graves aux lois, réglementations et règlements, le lanceur ne fait rien d’autre que d’agir au bénéfice des investisseurs quels qu’ils soient, et de marchés transparents et efficaces. La SEC, qui baigne dans l’environnement théorique du néo-classique et du monétarisme, ne fait qu’appliquer à la lettre les principes essentiels de ces corpus qui veulent que les agents économiques doivent être égaux, bénéficier des mêmes conditions d’accès aux marchés, et que pour s’en assurer, l’État doit par ses lois et règlements jouer le rôle de l’arbitre indépendant.

Nous sommes en Europe et plus particulièrement en France très loin de ce corpus théorique même si nos politiques et entreprises s’en recommandent à chaque occasion.

Et c’est bien là que les lanceurs d’alerte deviennent un poison pour tout ce petit monde… Par leurs actions, ils les rappellent à leurs propres discours et à la trahison de leurs pratiques; les lanceurs sont vus comme des empêcheurs de tourner en rond. Nous avons ici sans doute une partie de l’explication du rejet des lanceurs d’alerte par le monde politique français, et ce, quels que soient les étendards; même avec Sapin2, nous pouvons mesurer les efforts développés pour les enfermer toujours un peu plus dans une impossibilité pratique d’agir. Qui voudrait se frotter à une loi secret des affaires ?

Le lanceur est pour tous ces gens et pour les entreprises, celui qui met concrètement en défaut l’inanité des discours tenus pour justifier tout et n’importe quoi quand il s’agit des autres, qui jette sur la place publique la réalité de pratiques tant éloignées du modèle souvent présenté comme indépassable. A ce gouvernement qui n’a de cesse d’offrir aux entreprises toute forme d’avantages, qui pose comme modèle la « start-up » et l’auto-entreprenariat, qui demande à chacun de se responsabiliser à hauteur de ses compétences, qui nous dit batailler pour des marchés équitables et transparents, nous serions en droit d’attendre une défense acharnée des lanceurs d’alerte quand ceux-ci dénoncent des acteurs s’affranchissant des règles communes, faussant la concurrence ou pénalisant certains investisseurs. Que nenni ! Il cherche au contraire à les faire taire et les empêcher d’agir, trahissant ainsi les principes libéraux à l’œuvre de sa politique. Puisque le libéralisme nous est présenté comme une finalité en soi, la logique voudrait que l’on aille jusqu’au bout du raisonnement… sauf à vouloir privilégier certains acteurs au détriment de tous les autres.

Ce faisant, par la trahison de ses propres idéaux il démontre que le système défendu est déjà dépassé.

On chipote moins aux États-Unis et on essaie parfois de mettre ses pratiques en conformité avec ses discours. Il faut le reconnaître, si la méthode Dodd Franck -on peut bien évidemment lui trouver quelques défauts- fonctionne, et pas seulement pour les lanceurs d’alerte, c’est parce qu’elle bénéficie, tout simplement, à tous les agents économiques ce que ne manque pas de rappeler la SEC dans les motivations de cette décision : « protéger les investisseurs et les marchés ».

MM.

Mémoire courte et vue basse

Nous avons connu dans les années 80 / 90 une vague sans précédent de déréglementations, dérégulations et privatisations en tout genre, notamment d’activités dites de service public. Les différentes crises qui ont suivi, jusqu’à l’apothéose de la crise financière de 2008 ont conduit à une sorte de re-régulation d’un certain nombre d’activités considérées comme stratégiques ou systémiques. Le cas le plus marquant est sans aucun doute celui de l’industrie financière.

Récemment, le balancier est reparti en sens inverse. Au regard de nombreuses et récentes décisions importantes et emblématiques de la nouvelle administration américaine et du gouvernement Macron, la volonté semble aller au-delà de ces seules questions de réglementation d’activités, mais vers la recherche, la création d’un cadre permettant à certaines activités d’agir en dehors des lois communes.
Nos sociétés démocratiques sont en théorie construites sur l’égalité de la loi pour tous. La loi « secret des affaires » d’une certaine façon, le droit à l’erreur, le maintien du verrou de Bercy, la substitution des peines par des amendes… sont autant de dispositions prises par le nouveau gouvernement français ayant au final pour conséquence que certaines activités peuvent être conduites en s’exonérant des dispositions communes. Il en est de même sous le gouvernement Trump comme en témoigne l’acharnement à remettre en cause tout le corpus réglementaire né des deux mandats Obama, et encore tout récemment les dispositions en matière bancaire et financière. Nous voyons avec cet exemple, mais le cas français n’y déroge pas, que ces choix sont avant tout dictés par des convictions idéologiques, la rationalité économique n’étant que rarement au rendez-vous.
Attardons nous donc sur la réforme financière en cours d’adoption par le Congrès américain.

Les crises financières commencent toujours de la même façon. Le relâchement de la politique monétaire entraîne une augmentation de la dette et une augmentation de la prise de risque. Des financiers trop confiants, des régulateurs laxistes et des politiques qui cherchent désespérément à plaire à leurs électeurs, évoluent dans cet environnement toxique jusqu’à ce qu’une bulle finisse par éclater, entraînant le système financier dans sa chute.
Le Congrès américain pourrait très bien adopter la semaine prochaine un projet de loi visant à annuler les réformes de la loi Dodd-Frank adoptées en 2010, après la crise. Cela se produit à un moment où les taux d’intérêt sont à des niveaux historiquement bas depuis près de 10 ans, où la dette publique et privée atteint des niveaux records, où l’endettement des consommateurs et les défauts de paiement des prêts hypothécaires à risque augmentent, et où les politiques cherchent à injecter un peu plus de kérosène dans l’économie pour séduire les électeurs à l’approche des élections américaines de mi-mandat de novembre.
Le projet de loi, rédigé par Mike Crapo, le républicain qui est à la tête du Senate banking committee (Comité sénatorial des banques), est présenté comme un moyen d’alléger le coûteux fardeau réglementaire des banques régionales et locales afin qu’elles puissent faire plus de prêts ordinaires aux agriculteurs ou aux jeunes couples qui cherchent à acheter une maison – une mesure très bien vue avant une élection.

Pourtant, les chiffres montrent que la croissance des prêts dans les banques locales est déjà plus forte que la moyenne du secteur (en hausse d’environ 8 % par année au cours des deux dernières années), grâce à la croissance des prêts immobiliers commerciaux, des prêts hypothécaires sur les résidences et des prêts pour les commerces et les industries.
«Il n’y a aucune preuve d’un problème d’offre de crédit», a déclaré Dennis Kelleher de Better Markets, un groupe opposé à l’abrogation de la réforme financière. «Étant donné que nous sommes en retard dans le cycle économique, que nous avons une stagnation des salaires et que le niveau d’endettement est maintenant à son niveau de pré-crise, la seule façon de déployer des prêts supplémentaires serait d’alléger les normes de souscription».

Un rapport publié la semaine dernière par la New York Federal Reserve a révélé que la valeur nette des logements aux États-Unis est remontée depuis la crise de 2008. Mais dans le même temps, la dynamique du marché du logement a aussi beaucoup changé. Presque tous les bénéfices sont allés aux emprunteurs les plus riches et les plus solvables, tandis que le nombre de jeunes qui passent de la location à la propriété a diminué de façon précipitée.

Alors que le resserrement du crédit fait partie du problème, Beverly Hirtle, vice-présidente exécutive de la Fed de New York, note que le problème sous-jacent «semble être l’augmentation d’autres formes d’endettement – notamment les prêts étudiants – chez les jeunes emprunteurs ayant une notation de crédit plus faible».
Encourager ces types d’emprunteurs à s’endetter, même s’ils étaient enclins à le faire, ne contribuera évidemment pas à la croissance ou à la stabilité financière.

Pendant ce temps, le groupe bipartite de membres du Congrès qui fait avancer le projet de loi, minimise le fait qu’il offre deux carottes importantes pour les grandes banques dont les actifs vont de 250 milliards de dollars à plus de 2 000 milliards de dollars. Ces institutions pourront désormais reclasser les obligations municipales en «actifs de haute qualité», ce qui leur permettra de jouer plus facilement sur le ratio de couverture des besoins de liquidité. Les banques de dépôt bénéficieront également d’un assouplissement des normes de fonds propres fixées après la crise. Elles pourront déduire les liquidités de leurs clients de leurs calculs de l’effet de levier, ce qui pourrait profiter même aux grandes banques comme Citigroup ou JPMorgan qui ont des activités de banque de dépôt.

Ce projet de loi de «réforme» conduit exactement dans la mauvaise direction, et au mauvais moment. Comme l’ont souligné des experts comme Tom Hoenig, ancien vice-président de la Federal Deposit Insurance Corporation, il existe de nombreuses recherches qui montrent que les banques ayant des niveaux de fonds propres plus élevés prêtent plus, et non pas moins. Même un ratio capitaux propres sur actifs de 15 % (environ le triple de ce que les institutions doivent détenir aujourd’hui) réduit considérablement le risque de faillite des banques, avec seulement une légère augmentation des coûts des prêts.
Le moment serait au contraire bien choisi pour durcir les règles en matière de fonds propres des banques les plus sûres qui se trouvent au cœur des marchés financiers, plutôt que de les diminuer. C’est toujours une bonne idée d’avoir un coussin de sécurité avant la prochaine crise.

Ce projet de loi fera exactement le contraire. Il annulera également les interdictions de la règle Volcker concernant les opérations pour compte propre effectuées par des banques ayant moins de 10 milliards de dollars d’actifs. Il est vrai que ces institutions le pratiquaient rarement auparavant. Mais dans un environnement dans lequel les marges bancaires risquent de rester comprimées pour diverses raisons, les petits établissements résisteront-ils à la tentation d’atteindre des rendements plus élevés à l’avenir ?

Ce projet de remise en cause de la loi Dodd-Frank arrive, bien sûr, à un moment où les efforts de déréglementation financière s’intensifient également au niveau du Trésor, de la Securities and Exchange Commission (SEC), de la Réserve fédérale américaine, de l’Office of the Comptroller of the Currency (OCC), de la Commodity Futures Trading Commission (CFTC), etc.
Est-ce vraiment là où nous voulons être à la fin d’un cycle de reprise, avec un niveau d’endettement record et un environnement de taux d’intérêt changeant ? Non.
Malheureusement, la mémoire courte et la remise en cause des réglementations d’après-crise sont récurrents dans l’histoire financière.

Nous le voyons bien, il n’y a guère de justifications économiques à mener une telle réforme, encore moins en cette période de retournement de cycle, notamment en matière de taux. Mêmes les justifications présentées ne sont pas opérantes et ladite réforme générera sans aucune doute des effets pervers en accroissant les risques d’exposition de l’ensemble du secteur.
Alors que l’administration Trump s’engage unilatéralement dans une guerre commerciale avec le reste du monde, créant un environnement économique et financier instable, la prudence voudrait que l’on maintienne l’architecture globale de cette réglementation voire qu’on la perfectionne. Seules des considérations politiciennes (élections de mi-mandat en vue) et idéologiques sont ici aussi à l’œuvre.

Nous retrouvons la même chose sous nos latitudes. Toute la politique fiscale déployée depuis un an, basée sur une justification théorique et pratique inexistante, est sans doute réalisée à contre-courant.
La mémoire courte et la vue basse de nos politiques nous font nous rapprocher à chaque fois un peu plus du mur…

MM.

En référence au «Big Banks to Get a Break From Limits on Risky Trading» du New-York Times du 30 Mai 2018, ici .