Un long fleuve pas si tranquille

Au fil de l’actualité : un paradis fiscal, un économiste hors des sentiers battus, la crise de l’euro encore, de l’éthique en entreprise, et une «perle» en image.

➡️ Le Monde du 30 Mai 2018 «L’île Maurice à la frontière entre optimisation et évasion fiscale», ici.
«Selon l’Agence mauricienne de promotion des activités financières, l’île comptait en 2017 pas moins de 967 fonds d’investissement, 450 structures de capital-risque et 23 banques internationales. Sans parler des sociétés offshore – plus de 20 000 – qui ont élu domicile à Maurice. Depuis le début des années 2000, fonds de placement et de pension, banques commerciales, d’affaires et d’investissements ont trouvé refuge dans ce « hub » de l’océan Indien. Au point qu’en 2017, le secteur des services financiers représentait à lui seul près de 50 % du PIB, contre 7 % pour le tourisme et 15 % pour l’industrie».
À la lecture de cette longue liste d’indicateurs établie par Le Monde, vous pourriez penser que l’Ile Maurice est un paradis fiscal. 50% du PIB réalisé dans les services financiers, c’est un beau score ! Et bien non, on vous rassure, la Commission Européenne est formelle, l’Ile Maurice n’est pas un paradis fiscal… En plus, ils ont promis de faire des efforts, comme le Panama en son temps. Donc tout va bien.
Pour quiconque travaillant dans la finance, il ne fait guère de doute que l’Ile Maurice s’est construite depuis une quinzaine d’années sur un schéma général d’optimisation et d’attraction fiscale (soyons gentils!) à outrance, notamment depuis que certains pays européens se sont fait rattrapés par des pratiques anciennes aujourd’hui condamnées. Ce qui n’est plus là, trouve refuge là-bas. L’article du Monde met par ailleurs très bien en évidence que l’Ile Maurice est avant tout une «plaie fiscale» pour les pays africains où elle s’est faite une place privilégiée.

➡️ Challenges du 29 Mai 2018 «Quand le meilleur jeune économiste de France assassine les banques», ici.
Jeune professeur de 31 ans à l’université de Berkeley, en Californie, Gabriel Zucman, que l’on connaît bien pour ses travaux sur les paradis fiscaux et les systèmes d’évasion fiscale, est le lauréat 2018 du Prix du meilleur jeune économiste de France, créé en 2000 par Le Monde et le Cercle des économistes. Il a donné à cette occasion un entretien au Monde «Comprendre les implications de l’évasion fiscale» que l’on peut retrouver sur le site du quotidien. Il a également profité de l’occasion de remise du prix pour tenir un discours très dur sur les banques à… la Banque de France.

➡️ Médiapart du 30 Mai 2018 «Avec l’Italie, la crise de l’euro se rappelle au souvenir des dirigeants européens», ici.
Il y aurait plein de choses à dire sur la «crise» en cours en Italie : les forces en présence, leurs attachements politiques et idéologiques, leur politique migratoire, l’attitude du chef de l’état en refusant la nomination du ministre de l’économie proposé par la coalition, la nature même de cette coalition…etc…
Restons-en à la question économique. Car le débat de fond, qui est également un débat démocratique, est celui que résume Médiapart dans son édition du jour : «Elle (cette crise) traduit une nouvelle fois la discorde qui règne au sein de l’Europe, le fossé n’ayant cessé de se creuser entre les différents partenaires depuis 2008, mais aussi l’impasse dans laquelle ils se trouvent. Avec l’Italie, les responsables européens se retrouvent non seulement confrontés à une nouvelle crise politique et financière, mais aussi face à l’échec de leur gestion accablante des dix dernières années, face à leur déni de la réalité».
Ce qu’il y a de nouveau dans la démarche de la coalition italienne, ce n’est pas de dire – comme les grecs ont essayé un temps – qu’ils ont une autre politique économique, toute prête, à mener. Ils prennent en réalité les tenants de l’orthodoxie européenne à leur propre jeu, à leur «pas d’alternative possible». Ils disent en substance à la Commission Européenne, à Merkel et à Macron : «vous avez eu 10 ans pour mener à votre guise, sans entraves et sans opposants, votre politique. C’est un échec total. La question n’est pas de savoir s’il y a une autre politique possible, mais ce qui est certain c’est qu’il faut arrêter tout de suite celle qui a été menée depuis 10 ans, avec des résultats catastrophiques. On n’est pas totalement sûr de ce qu’il faut faire, mais on pense que si on fait le contraire de ce que qui a échoué jusqu’ici, ça ne pourra pas être pire !». Ils renversent l’argument de rationalité économique, pierre angulaire des orthodoxes européens, en soulignant qu’une saine rationalité veut que l’on abandonne ce qui ne marche pas…

➡️ New-York Times du 30 Mai 2018 «How a Pentagon Contract Became an Identity Crisis for Google», ici.
L’affaire du contrat signé avec le Pentagone fait toujours des remous chez Google. Les salariés ont une véritable position éthique, estimant que leur travail ne peut en aucun cas servir à un État d’assurer une éventuelle surveillance de la population.
«The clash inside Google was sparked by the possibility that the Maven work might be used for lethal drone targeting. And the discussion is made more urgent by the fact that artificial intelligence, one of Google’s strengths, is expected to play an increasingly central role in warfare».
La question fait débat au sein même de la direction du groupe : «According to employees who watched the discussion, Ms. Greene held firm that Maven was not using A.I. for offensive purposes, while Ms. Whittaker argued that it was hard to draw a line on how the technology would be used».
La position des salariés de Google est intéressante car elle mêle à la fois une sorte de «droit de retrait» (ça ne fait pas partie de mon travail mais de mon point de vue c’est moralement condamnable) et de «principe de précaution» (puisque que nul n’est en mesure d’en connaître toutes les implications).

➡️ Attac France, le 30 Mai 2018, et nous terminerons là-dessus :
«Incompétence et aveuglement idéologique, tout y est».

MM.

Rame toujours tu m’intéresses

Le verrou de Bercy, vous connaissez ! Nous devrions plutôt appeler ça le «serpent de Bercy» en référence à la légende maritime. Les voix en faveur de sa suppression sont tellement nombreuses que nous pourrions créer la plus grande chorale au monde. Mais il est toujours en place, et sans doute pour un bon moment.
En voilà un qui est contre son abrogation: c’est notre sémillant ministre des comptes publics Gérard Darmanin. Il faut dire qu’il rame en eaux troubles depuis quelques temps…
(Le Monde – Fiscalité : Gérald Darmanin se dit défavorable à une levée du « verrou de Bercy » ici).
Enfin… il est contre aujourd’hui parce qu’il est ministre, mais aurait pu très bien être pour, s’il avait été dans l’opposition; on en a vu d’autres. Et puis, vu la succession des affaires et des départs forcés qui touche ce nouveau gouvernement, mieux vaut être prudent, car si pour l’instant on tape en dessous de la ceinture, demain ce sera peut être au porte-monnaie.

Comme nous le rappelle Le Monde : « Le « verrou de Bercy », mis en place dans les années 1920, donne à l’administration fiscale le monopole des poursuites pénales en cas de fraude – un procureur ou une partie civile ne pouvant pas le faire… Ce dispositif, qui permet à Bercy de faire pression sur les fraudeurs en les menaçant de poursuites s’ils n’acceptent pas le redressement qui leur est adressé, fait l’objet de vives critiques, notamment dans le monde associatif et judiciaire. Ses détracteurs lui reprochent d’entraver la liberté d’action des juges et de favoriser une certaine forme d’opacité, qui nuit à la lutte contre la fraude fiscale ».
En somme des dispositions extraordinaires dans le droit ordinaire. Les affaires fiscales ont un siècle d’avance sur les affaires de terrorisme ; assez révélateur, mais c’est un autre débat.
Revenons à notre serpent. Le ministre est donc contre. Quelle est la fulgurante argumentation à l’appui de cette position ? On cite : « La question, c’est de savoir «ce qui est le plus efficace pour récupérer de l’argent », a poursuivi le ministre, sans plus de précisions ». Même Le Monde est resté sur sa faim…
Une fois de plus, nous avons un peu de mal à comprendre. «Le plus efficace» n’est-il pas l’application de la loi ?
Et dans un État de droit, qui est donc en charge de l’appliquer et la faire respecter ?
En matière criminelle, se pose-t-on la question de ce qui est le plus efficace ? Que le criminel passe devant une cour d’assise ou qu’il négocie directement sa peine avec le ministre de la justice ?!
Décidément Darmanin, dans cette affaire comme dans d’autres, nous avons du mal à le suivre et à le croire…
Il faudrait rappeler à notre ministre que si la loi est égale pour tous, chacun doit être soumis aux mêmes règles de son application. Que vient faire cette question d’efficacité si ce n’est ouvrir une brèche béante à tous les soupçons d’une justice fiscale à la carte? En démocratie, une fraude reste une fraude, un crime reste un crime. Quant à l’efficacité de la loi, elle se mesure dans son application pleine et entière. Tout simplement.
Nous avons bien fait de parler de serpent de mer car Darmanin comme tous les défenseurs du verrou de Bercy, n’ont pas d’autre choix que de ramer à contre courant!

Il y en a un autre, aussi, qui rame… mais là nous avons affaire à un champion du monde : Jean-Claude Juncker, Président de la Commission Européenne (Le Monde – Affaires Selmayr et Barroso : les nuages s’accumulent sur la Commission Juncker, ici).
Le journal du soir nous informe : «Après les eurodéputés, qui ont sérieusement remis en cause la nomination express du directeur de cabinet de Jean-Claude Juncker, Martin Selmayr, au poste de secrétaire général de la Commission, c’est au tour de la médiatrice de l’Union, Emily O’Reilly, d’entrer dans la danse, jeudi 15 mars. L’Irlandaise, réputée pugnace, reproche à la Commission son laxisme dans l’«affaire Barroso». En cause : une rencontre fortuite, en octobre 2017, entre l’un des vice-présidents de la Commission, le Finlandais Jyrki Katainen, et l’ex-président de l’institution pendant dix ans, le Portugais José Manuel Barroso, parti « pantoufler » chez Goldman Sachs. Ce transfert vers une banque d’affaires tenue en partie responsable de la crise financière avait provoqué des remous y compris dans les rangs des fonctionnaires européens, d’ordinaire plutôt disciplinés. M. Barroso s’était engagé à ne pas faire de lobbying auprès de son ancienne maison ».
D’un autre côté, qui peut encore croire à la parole d’un Barroso ou d’un Juncker, qui eux, rament pour nous convaincre…
Là aussi, nous avons droit à une défense de haut vol : sortant de son silence sur Twitter, Manuel Barroso s’est dit victime d’une «attaque politique».
Dans l’affaire Selmayr, Jean-Claude Juncker ne dévie pas de sa ligne de défense : «La procédure a été respectée dans les moindres détails et à tout moment». Ah, les procédures, quand elles vous arrangent…

Prenons tout de même la peine de revenir avec Jean Quatremer, auteur de l’article (paru dans Libération: Selmayrgate : petit guide à l’usage des bureaucrates ambitieux (ici)) sur la saga de cette nomination controversée, aux problèmes juridiques indéniables, car au final la Commission Juncker aura déployé un épais rideau de fumée quand elle n’aura pas tout simplement menti pour tenter de dissimuler ses agissements.

Le résultat est accablant.

Darmanin, Juncker, Barroso… cette élite qui rame …défenderesse de l’indéfendable à coup d’arguments nauséeux.

MM.