La corruption dans tous (s)ces (é)États

Il y a encore une génération, la corruption n’intéressait pas grand monde.
Dans les pays riches, elle était considérée comme un phénomène du passé ; dans les pays pauvres, on faisait comme si elle n’existait pas.
Les temps ont changé. Désormais, elle se dispute la une des journaux avec le terrorisme. Serait-ce parce qu’elle a augmenté ? Parce que nous sommes devenus plus puritains ? Parce que nous sommes mieux informés ?
La présente tribune « La corruption dans tous (c)ses (é)États » est établie à partir de notes de lectures reprises en fin d’article ou directement citées dans le texte.

Scandales et opinions publiques

Les scandales de corruption sont devenus des questions politiques majeures. L’affaire brésilienne, qui a abouti à la destitution de la présidente Dilma Rousseff et pourrait aboutir à celle de son successeur, Michel Temer, a fait le tour du monde. La Corée du Sud a connu le même processus. L’Afrique du Sud également, avec la démission du président Jacob Zuma. En Chine, la corruption généralisée de l’élite dirigeante met en péril la légitimité de l’État ; en réponse, le président Xi Jinping a entrepris la plus grande purge depuis l’ère Mao. Le Premier ministre indien Narendra Modi a pris des mesures pour lutter contre le phénomène. Même en Europe, la corruption est devenue un sujet central dans les pays du sud du continent. En France, Emmanuel Macron doit son élection au scandale de corruption dans lequel était impliqué le favori, François Fillon. La montée du Mouvement 5 étoiles en Italie est le signe d’une révolte contre la corruption des partis traditionnels.

Cet intérêt de l’opinion publique a été favorisé par le progrès des connaissances et le travail de journalistes d’investigation et d’ONG spécialisées.
Fillon a été coulé par Le Canard enchaîné, mais le trophée doit à coup sûr revenir à Transparency International [on ne parle pas ici de la branche française qui semble ne pas avoir la même approche, sa défense de la CJIP par exemple conduisant au final à un encouragement des faits de corruption], qui, en mesurant et en médiatisant la corruption, a eu un impact assez stupéfiant au regard de son modeste budget. Cela a eu pour effet majeur de briser le tabou concernant la corruption dans les pays pauvres, que l’on jugeait jusque-là embarrassante mais trop répandue pour qu’on y prête attention. Enhardi, James Wolfensohn, le président de la Banque mondiale, déclare officiellement la guerre au « mot en C ». Mais la corruption n’est pas l’apanage des pays pauvres. Dans leur livre « Démasqués », Laurence Cockcroft, l’un des fondateurs de Transparency international, et Anne-Christine Wegener, ancienne directrice adjointe de l’organisation, font une description captivante de la corruption en Occident. Aux États-Unis, le talon d’Achille est le financement des campagnes électorales. Les règles ayant été rendues moins strictes et les enjeux financiers étant plus importants, l’argent s’est mis à couler à flots. Pour se faire une idée de la corruption en Europe du Nord, on peut lire le passage qu’ils consacrent au Dieselgate et à la réaction très peu audible des autorités.

De l’impulsion des politiques publiques

Transparency International a donné l’impulsion, les politiques publiques ont suivi. La Banque mondiale a consacré d’immenses efforts à juguler la corruption. Résultat, de nombreux pays se sont dotés d’offices anti-corruption et de nouvelles législations. Dans les pays riches, l’OCDE a orchestré le vote de lois faisant par exemple de la corruption de fonctionnaires étrangers un délit pénal. Cela peut sembler modeste, mais en France ces pots-de-vin étaient jusqu’alors considérés comme des dépenses déductibles de l’impôt sur les sociétés. Au sommet du G8 de 2013, le Premier ministre anglais David Cameron engagea le fer contre les sociétés-écrans et les paradis fiscaux où se dissimule l’argent de la corruption, en instaurant un registre officiel des vrais propriétaires de toutes les sociétés immatriculées en Grande-Bretagne. Animé par une forte conviction, il organisa le premier « Sommet mondial contre la corruption », en mai 2016 qui fut sa dernière action sur la scène internationale. Et il pilota avec le FMI l’édition d’un recueil de textes, « Against Corruption ».

Ces nouvelles politiques publiques ont été élaborées sans apport significatif des économistes professionnels. Il n’y avait pas grand-chose à tirer des publications scientifiques. De nouveaux travaux ont été publiés, et nous en savons aujourd’hui un peu plus, mais le résultat reste étonnamment limité. Et beaucoup de ce que nous savons n’est pas très encourageant.

Méthodes et luttes

➡️ Constat

Dans « The Corruption Cure », Robert Rotberg fait une description exhaustive de l’état actuel du sujet. Il passe en revue les nombreuses initiatives visant à lutter contre la corruption et les cas assez rares où elle a été effectivement endiguée. Sa conclusion est que la pièce maîtresse, dans tous les pays, est le dirigeant politique qui doit avoir la volonté de s’attaquer vraiment au problème.

Trop souvent ces initiatives sont purement décoratives et visent à satisfaire les donateurs internationaux. Pas étonnant qu’elles échouent. C’est seulement quand un dirigeant veut vraiment changer les choses que la question se pose de savoir quelles sont les stratégies les plus efficaces. Rotberg tire des cas de réussite un plan précis en quatorze points. C’est la force de son travail : se concentrer sur ce qui peut mener au changement. Il faut résister à la tentation de comparer les sociétés intègres et les sociétés corrompues et de conclure que les secondes doivent s’inspirer des premières. Cela conduit à dire que tout le monde devrait ressembler au Danemark, avec sa panoplie de droits démocratiques. Le problème de ce raisonnement, c’est que, à l’époque où le Danemark est parvenu à endiguer la corruption, son système politique n’avait rien à voir avec celui d’aujourd’hui. Cela se passait à la fin du XVIIe siècle. À la suite d’une défaite militaire, le pouvoir fut centralisé au sein de la monarchie, qui mit en place une fonction publique loyale et compétente. L’intégrité a été insufflée du haut vers le bas, afin de renforcer l’État.

➡️ Comprendre la corruption

Si l’ouvrage de Rotberg vaut par l’ampleur de ses descriptions historiques, Bo Rothstein apporte, lui, la rigueur des méthodes modernes d’analyse universitaire dans « Comprendre la corruption », écrit avec Aiysha Varraich. Cet ouvrage, essentiellement conceptuel, cherche à identifier ce qui caractérise le comportement corrompu en se demandant quel type de gouvernance en constitue l’antithèse. Les auteurs évitent les termes normatifs tels que « bonne gouvernance » ou « abus de pouvoir ». Leur réponse est d’une surprenante précision : c’est l’« impartialité procédurale ». Comme l’illustre Tom Tyler, un professeur de l’université Yale qui travaille sur la psychologie du respect de la loi, les interactions entre les fonctionnaires et les citoyens sont riches d’enseignements. En se fondant sur des enquêtes détaillées, il montre que l’on se conforme plus volontiers aux règles quand on est traité de façon impartiale et respectueuse.

La Chine est devenue le cimetière de bon nombre de travaux sur la « bonne gouvernance ». Non seulement l’État est parvenu à réduire la pauvreté à un rythme sans précédent historique, mais, comme le constatent Rothstein et Varraich, les enquêtes d’opinion dénotent une confiance exceptionnelle des citoyens envers la fonction publique. Et pourtant, l’État chinois ne se caractérise ni par la « bonne gouvernance » ni par l’« impartialité procédurale ». Rothstein et Varraich proposent une explication intéressante et sans doute plus pertinente encore qu’ils ne l’imaginent : l’existence d’un modèle alternatif à celui de la bureaucratie wébérienne, le corps de fonctionnaires animé par le sens de sa mission.

Grâce à Rotberg et à quantité de travaux de recherche « évaluative », nous savons à présent que les efforts considérables de la Banque mondiale n’ont toujours pas d’effet perceptible. Plus préoccupant encore, il y a de bonnes raisons de penser que l’on fait fausse route en privilégiant l’action législative et la mise en place d’instances anti-corruption. Un bon exemple de l’impuissance des lois et des institutions est fourni par l’Italie. Le Nord et le Sud ont beau avoir les mêmes lois et institutions depuis plus de cent cinquante ans, l’écart de niveau de corruption reste stupéfiant. L’Italie du Nord se situe parmi les régions les plus intègres d’Europe, non loin derrière la Scandinavie. L’Italie du Sud, elle, est comparable aux régions les plus corrompues de l’Europe du Sud-Est. Si faire partie du même pays depuis un siècle et demi ne suffit pas à produire une convergence des pratiques, ce ne sont pas de nouvelles institutions nationales qui y parviendront. On peut s’interroger aussi sur l’intérêt de la stratégie économique classique qui consiste à introduire des incitations et des sanctions, ce qui implique un système d’évaluation : dans la fonction publique, la performance est très souvent le fait d’une équipe ; l’assortir d’une récompense risque de nuire à la motivation au lieu de la stimuler.

Des enraiements difficiles

Quel est le problème alors ? Pour Rothstein et Varraich, la persistance de la corruption résulte de ce qu’on appelle un piège de coordination : dans certaines organisations, et parfois dans des sociétés entières, les gens n’ont pas d’autre choix que de pratiquer la corruption parce que c’est devenu le « mode de fonctionnement habituel ».

Les deux auteurs démontrent, preuves à l’appui, que presque partout la corruption est considérée comme moralement condamnable ; mais on continue d’y avoir recours parce que tout le monde fait pareil et que ce serait idiot de ne pas le faire. Comme l’écrit Carlo Alberto Brioschi dans « Brève histoire de la corruption », une synthèse qui puise largement dans l’expérience italienne, « cosi fan tutti » (« tout le monde le fait »). Si les gens sont pris dans l’engrenage, reste à savoir comment en sortir.
La corruption est un problème de coordination, mais n’est-elle que cela ? Il faut se méfier des propositions du genre : « Les gens ont un bon fond, mais certains ne peuvent pas faire autrement. » Voilà du politiquement correct un peu facile. Devons nous évacuer la morale de l’équation ? On conçoit qu’au Royaume-Uni, par exemple, l’indignation morale prédomine dans la réaction aux affaires de corruption. Dans son livre « Insatiables », Stuart Sim se complaît dans l’indignation morale et prêche contre la cupidité. Sa cible est la mentalité qui érige la cupidité en vertu. Sim voit la cupidité partout, dans les marchés financiers, l’alimentation, le sport, la médecine, les entreprises. Il verse parfois dans la colère d’un prophète de l’Ancien Testament. Que la plupart des humains soient bons ou non, en règle générale ils ne sont pas grossièrement cupides. Ils mettent en balance désir et devoir et ne méritent pas ce déchaînement moralisateur. Une bonne part de la corruption ne provient pas de la cupidité personnelle mais du fait que des fonctionnaires mal payés font passer leurs obligations familiales avant le bien public.

Si la corruption est rare dans une société, ce n’est pas seulement parce que l’honnêteté est le « mode de fonctionnement habituel », c’est que nous partageons tous avec Sim le sentiment qu’elle est moralement condamnable. Si nous pratiquions la corruption, nous serions sans doute rongés par la honte. Il y a de nombreuses sociétés où ce n’est pas le cas. Bien sûr, dans les enquêtes d’opinion réalisées un peu partout dans le monde, les sondés disent être d’accord avec la proposition « La corruption c’est mal » ; mais cela ne reflète sans doute guère plus qu’un biais de conformité : le désir de donner la « bonne » réponse. Le comportement électoral fournit un bien meilleur indicateur. En France, un parfum de corruption a suffi pour priver Fillon d’un tiers de ses électeurs. En revanche, au Kenya, pour prendre un exemple représentatif de nombreuses sociétés, les électeurs réélisent régulièrement des politiciens corrompus. Le plus connu des dessinateurs de presse kenyans, Gado, a épinglé à la fois le phénomène et son explication. Dans son dessin le plus célèbre, « Ce sont les nôtres », composé d’une série de vignettes, des partisans de candidats véreux assurent tour à tour à une journaliste estomaquée : « C’est notre repris de justice », « C’est notre escroc à nous », « C’est notre voleuse attitrée », « C’est notre baron de la drogue ». Ce que Gado cristallise dans son dessin, Michela Wrong le met à nu dans son enquête au scalpel, « À notre tour de manger : l’histoire d’un lanceur d’alerte kenyan ».

Autres sources de dysfonctionnements

➡️ Identité nationale, morale et corps social

Un acte de corruption déclenche indignation collective et regret intime – honte et culpabilité – quand il y a manquement à un devoir. Pour comprendre la corruption, il faut donc comprendre dans quelles conditions il y a manquement. Gado est un Tanzanien qui vit au Kenya, et il a remarqué une différence frappante entre les deux sociétés voisines. Le premier président de la Tanzanie, Julius Nyerere, avait mis beaucoup d’énergie à forger un sentiment d’identité nationale partagé par les nombreuses ethnies du pays. Au Kenya, le président Jomo-Kenyatta fit le contraire, exploitant les divisions tribales pour asseoir son pouvoir. Cinquante ans plus tard, les Tanzaniens ont un sentiment d’identité nationale dont les Kényans manquent à l’évidence. C’est ce que souligne Gado : au Kenya, si piller l’argent public bénéficie à la fois au pilleur et à son groupe, l’action a plus de chances d’être vue comme honorant un devoir que l’enfreignant. Comme le souligne Brioschi, la corruption possède son propre code moral : la réciprocité de l’acte. Un pot-de-vin est la rétribution d’un service. Ce qui est immoral, c’est de manquer à cette obligation : soit en n’honorant pas le pot-de-vin payé, soit en réclamant un avantage sans avoir payé. Dans les îles Salomon, un politicien peu ordinaire qui avait tenté d’échapper au système de clientélisme en distribuant des subsides à chacun après son élection s’est fait rembarrer : un électeur a repoussé son cadeau au motif qu’il avait voté pour quelqu’un d’autre.

Il est plus facile d’ériger le respect des deniers publics en devoir quand il existe une identité commune, mais cela ne suffit pas, puisque la Tanzanie affiche un niveau de corruption élevé malgré une identité partagée. Il faut aussi qu’il existe un lien tangible entre la corruption du pilleur et le préjudice qu’il inflige aux autres membres du groupe. En Tanzanie, comme dans bien d’autres sociétés, ce lien n’est pas évident. Nyerere mena une politique économique désastreuse qui se traduisit par des pénuries fréquentes et une baisse du niveau de vie. Le gouffre entre sa rhétorique du bien commun et la réalité était trop profond pour rendre acceptable le discours selon lequel l’intégrité personnelle des fonctionnaires est dans l’intérêt de tous.

Les souverains danois ont pu endiguer la corruption parce qu’une menace extérieure a favorisé la cohésion nationale. En utilisant les deniers publics pour renforcer l’armée et professionnaliser l’administration, ils sont parvenus à créer un lien entre intégrité personnelle et intérêt général. Un acte de corruption commis par un fonctionnaire serait donc un manquement à un devoir moral. Cela fait penser au corps de fonctionnaires chinois animé par le sens de sa mission : l’impartialité procédurale n’est pas une fin en soi mais un moyen d’y parvenir.

L’identité partagée n’est cependant pas non plus une condition nécessaire. En témoignent les exemples de Lee Kuan Yew à Singapour et de Paul Kagame au Rwanda, qui sont parvenus l’un et l’autre à venir à bout de la corruption organisée alors que leurs sociétés n’avaient pas ce sentiment d’identité partagée. Les deux dirigeants ont adopté la même stratégie, jetant en prison tous les corrompus, ennemis et amis. Le Prix Nobel d’économie Michael Spence a établi la raison de son efficacité : elle tient à ce que les spécialistes appellent le « signal ». Même un escroc s’appuyant sur un système clientéliste a intérêt à emprisonner ses ennemis, mais il jugerait trop coûteux d’emprisonner ses amis. Faire incarcérer ses ennemis n’impressionne pas grand monde, alors que jeter ses amis en prison dénote de l’intégrité. Les deux dirigeants sont ainsi devenus des modèles pour les fonctionnaires. D’autant qu’ils ont expliqué clairement le motif de leur conduite : une fonction publique intègre est essentielle à la prospérité générale. Comme au Danemark, mais par un chemin différent, nombre d’agents de la fonction publique au Rwanda et à Singapour se sont mis en devoir d’être de « bons fonctionnaires ».

D’une manière ou d’une autre, un lien visible doit être établi entre un acte de corruption et la mise en danger d’un objectif que le fonctionnaire a fait sien. La théorie actuelle, formulée par George Akerlof et Rachel Kranton dans leur livre « Économie de l’identité », veut que ce lien découle de la notion d’acte identitaire. Un fonctionnaire qui se considère comme un « bon fonctionnaire » se donne forcément pour objectif de posséder les caractéristiques qui font cette identité. Cela dit, même dans ce cas, la société reste confrontée au problème de coordination souligné à juste titre par Rothstein et Varraich : il est idiot de bien se conduire si les autres n’en font pas autant. La solution d’un problème de coordination réside généralement dans la création d’un nouveau savoir partagé : non seulement nous savons tous qu’un acte de corruption va mettre en danger une chose à laquelle nous tenons, mais nous savons tous que nous le savons tous. Objectif atteint par la communication de masse mise en place par Lee et Kagame.

Des limites des luttes

En fin de compte, dans quelles circonstances tout cela a-t-il vraiment de l’importance ? Autrement dit, à quel moment la corruption est-elle réellement invalidante, et non pas seulement pernicieuse, et que se passe-t-il dans ce cas ? Pour cela, il faut revenir aux institutions. Comme nous le savons à présent, pour qu’une société puisse s’extirper de la pauvreté absolue, elle doit bâtir trois institutions fondamentales : la fiscalité, le droit et la sécurité. Le reste, système de santé, éducation, protection sociale, est éminemment souhaitable, mais sans les trois premiers piliers rien ne peut tenir debout. Sans capacité de lever l’impôt, il n’y a pas d’État digne de ce nom. Fait crucial, dès que l’État commence à engranger des recettes fiscales, il dispose d’un levier pour développer l’économie. Sans même y penser, les dirigeants politiques qui ne se soucient guère du bien-être des citoyens se trouvent alors amenés à les servir. Sans État de droit, pas d’intangibilité des contrats et de la propriété. Sans sécurité, les bandits rôdent : on s’en protège en n’accumulant pas de biens ou en pratiquant la violence préventive. Sans ces trois piliers, la vie est pénible, brutale et brève. Tel fut en effet le sort de l’humanité durant la majeure partie de son histoire.
Il faut à ces trois institutions des fonctionnaires qui fassent passer leur intérêt personnel derrière celui de l’État. Pour obtenir ce comportement, un dirigeant a deux options possibles : inculquer le modèle wébérien d’impartialité procédurale ou les valeurs d’un groupe sont animées par le sens de sa mission. Il se peut que le résultat soit optimal quand les deux modèles se succèdent dans le temps, comme cela s’est sans doute produit au Danemark. Il se peut aussi que l’une des deux approches soit préférable selon le contexte.

Pourquoi le président Mobutu n’a-t-il jamais créé d’administration fiscale au Zaïre ? Ce n’était pas par manque de cupidité : Stuart Sim aurait pu en faire sa pièce à conviction numéro un. Mais Mobutu savait que c’était impossible dans son pays : les inspecteurs des impôts auraient mis l’argent dans leur poche.

En 2012, quand le FMI fit pression pour que le Zaïre, devenu entre temps la République démocratique du Congo (RDC), instaure une taxe sur la valeur ajoutée (TVA), les recettes fiscales, au lieu de progresser, ont diminué. La TVA a deux composantes : les entreprises la paient quand elles vendent des produits, puis la récupèrent sur leurs intrants. Au Zaïre, les inspecteurs firent en sorte que les entreprises en tirent un bénéfice. Si la TVA fonctionne en Grande-Bretagne mais pas en RDC, c’est sans doute parce que les inspecteurs des impôts ont intériorisé la norme professionnelle de l’impartialité procédurale. L’enfreindre reviendrait à perdre l’estime de soi. Et revanche, quand un inspecteur congolais touche un pot-de-vin, il gagne en estime de soi. Le bénéfice qu’il en tire pour sa famille l’emporte largement sur son sentiment de culpabilité. Le fonctionnaire animé par le sens de sa mission est sans doute plus à même de changer cela que le bureaucrate wébérien.

L’État de droit passe par des juges intègres. Dans leur livre, Laurence Cockcroft et Anne-Christine Wegener montrent que même les États-Unis peinent parfois à le garantir, mais le problème est sans commune mesure dans beaucoup de pays pauvres. Même au Ghana, l’un des pays modèles d’Afrique, un journaliste se faisant passer pour un homme d’affaires a filmé récemment à leur insu vingt-sept magistrats en train d’accepter des pots-de-vin en échange d’un jugement favorable. S’il semble juste de dire que l’impartialité procédurale est enracinée chez les juges britanniques, au Ghana, où les juges forment une petite élite, l’idéal wébérien est peut-être l’objectif à viser.

La sécurité est assurée par des soldats prêts à risquer leur vie pour défendre les civils. En 2013, l’armée kenyane est intervenue pour maîtriser des terroristes qui s’étaient emparés d’un centre commercial. Les combats durèrent plusieurs jours parce que les soldats en profitèrent pour piller. Mais, dans de nombreuses pays, l’armée recrute des jeunes peu instruits et en fait rapidement des soldats hypermotivés. Sur l’échelle sociale, les simples soldats se situent à l’extrême opposé des juges. Difficile de les motiver en vantant les vertus de l’impartialité procédurale. Les armées motivées sont des entités animées par le sens de leur mission.
La construction de ces trois piliers relève de l’échelon national : un nouveau dirigeant qui entend lutter contre la corruption, comme Xi en Chine, Modi en Inde ou Buhari au Nigeria, dispose d’une occasion pour envoyer un signal d’intégrité et expliquer qu’il agit au nom de l’intérêt général.

✅ Internationalisation et coordination

Que pouvons-nous faire, nous qui vivons dans des sociétés où ces tâches ont déjà été accomplies, pour favoriser une telle évolution dans les sociétés prises au piège de la corruption et de la pauvreté ? Il est clair que les remontrances et les discours moralisateurs n’ont aucun effet. Mais comme le suggère Rotberg, quand un nouveau dirigeant a vraiment envie de changer les choses, l’action internationale peut aider. L’internationalisation des normes dans des secteurs tels l’audit et le droit peut offrir aux fonctionnaires des pays corrompus une identité valorisante de professionnel de niveau mondial et faire ainsi évoluer les pratiques. Dans des domaines tels que la fiscalité ou les marchés publics, l’adoption de nouvelles technologies permet d’automatiser les procédures et de limiter le pouvoir discrétionnaire des fonctionnaires. Internet et les réseaux sociaux peuvent permettre aux citoyens de diffuser des exemples de corruption et de mettre les responsables dans l’embarras, à condition que les citoyens aient compris pourquoi la corruption leur fait du tort. La transparence internationale en matière de transactions bancaires et d’identité des véritables propriétaires des entreprises peut rendre plus difficile de dissimuler la corruption. Puisque celle-ci est un problème de coordination, une action coordonnée sur divers fronts a toutes les chances de faire sortir une société de son équilibre néfaste.

✅ Des discours aux actes

En définitive, pour en finir avec la corruption, il faut forger un nouveau sens partagé du devoir. Mais le prêche ne doit pas venir de l’étranger. Il doit être le fait d’un dirigeant national, dont les actes rendent le discours crédible.

MM.

& Laurence Cockcroft et Anne-Christine Wegener, « Unmasked : Corruption in the West » (Tauris, 2017).
& Bo Rothstein : « Making Sense of Corruption » (Cambridge University Press, 2017).

«Un pognon de dingue»

D’accord, le titre de cette tribune est un peu facile, d’un autre côté nous ne pouvions que l’utiliser…

MetaMorphosis parlait récemment (ici) budget et dette publics à l’occasion d’un énième rapport de la Cour des Comptes sur les finances de L’État. On s’étonnait à cette occasion, de cette obsession de nos politiques (non exempte d’arrière-pensées les concernant) mais également de l’Institution de la rue Cambon, de réduire le budget de la Nation aux seules dépenses. Si déficit il y a, c’est que les dépenses sont soit mal employées, soit trop importantes. Il est étonnant et sans doute très révélateur que l’autre composante essentielle pour ne pas dire première (sans elles, pas de dépenses) du budget, les recettes, ne soit jamais, ou seulement à la marge, évoquée. On pourrait en effet tenir le même type de réflexion ou de remarque, en s’interrogeant sur la nature même de ces recettes et de leur efficace ou non collecte. C’est un exercice qui n’est quasiment jamais effectué par nos politiques et instances en charge du suivi des comptes de la Nation.

Quelques informations dans l’actualité viennent agrémenter ce questionnement.

Une brève du Monde du 17 Juillet sous le titre «La lutte contre la fraude fiscale a moins rapporté en 2017» (ici) :
«La lutte contre la fraude fiscale a moins rapporté aux finances publiques en 2017, selon le rapport annuel de la direction générale des finances publiques (DGFiP) rendu public mardi 17 juillet. Sur l’ensemble de l’année, les redressements fiscaux ont atteint 17,9 milliards d’euros, soit un repli de 1,6 milliard par rapport à 2016 (19,5 milliards), et de 3,3 milliards par rapport à 2015, année marquée par un niveau de redressements record (21,2 milliards)».
En soi, ce n’est pas une baisse très importante. Mais l’interrogation nous semble être ailleurs, dans le fait qu’une baisse puisse être enregistrée. Dans ce type d’action, dont on nous dit depuis plusieurs années qu’elle est une préoccupation essentielle des différents gouvernements, l’expérience devrait conduire, par la connaissance des mécanismes de fraude et d’évasion qu’elle apporte aux services concernés, à un genre d’effet multiplicateur des redressements. Que certaines années comme 2015 puissent être exceptionnelles est compréhensible, il est par contre clair que la tendance sur trois ans est à la baisse.
Il y a d’autant plus matière à être très étonné d’un tel «trend» quand on se rappelle l’emphase avec laquelle le Ministre des comptes publics nous avait vendu l’impérieuse nécessité de maintenir le «verrou de Bercy» au nom de l’incommensurable efficacité de ce dispositif par rapport à la justice.
Nous ne savons pas si les juges seraient plus efficaces (et pour cause), par contre l’efficacité vantée par le gouvernement n’est pas, dans les chiffres, au rendez-vous.

Redonnons la parole aux Services fiscaux : «…le directeur général des finances publiques, Bruno Parent, explique les fluctuations de ces deux dernières années par deux facteurs. Le premier concerne la baisse du régime du service de traitement des déclarations rectificatives (STDR), mis en place en 2013 pour favoriser la régularisation des évadés fiscaux, et qui a officiellement fermé ses portes le 31 décembre 2017».
«L’autre explication tient à la baisse des dossiers dits « exceptionnels ». En 2015, plusieurs gros redressements liés à des multinationales avaient été notifiés par Bercy».

Résumons : la politique de lutte contre la fraude fiscale du gouvernement français repose sur deux axes, l’auto-dénonciation et les bons coups, en un mot une politique du type «sur un malentendu, ça peut le faire !».

Bien évidemment, si on parle lutte contre la fraude fiscale, on parle recettes. Selon des statistiques et estimations aujourd’hui communément admises, le manque à gagner en recettes fiscales serait pour la France au bas mot de 60 milliards d’euros par an (estimation basse). Une fois que l’on a fait ce constat, la seule chose qui importe est la politique et les moyens mis en œuvre pour recouvrir une telle somme. Quand on entend les discours précédents, on se dit qu’il n’y a guère de volonté politique pour tenter de remplir l’objectif.
Sans doute, volonté et efficacité sont intimement liées et passent par une soumission de tous au régime de droit commun, à une judiciarisation intégrale et sans exception des délits fiscaux, modèle le plus démocratique et efficace, comme on le voit en d’autres domaines, pour l’État de recouvrir tant de recettes perdues et ainsi s’éloigner des comportements de petits comptables des dépenses.
Il y a «le pognon de dingue» qui n’est pas encaissé sous forme de recettes fiscales, mais il y a également «le pognon de dingue» que certains coûtent à la collectivité. Non, nous ne parlons pas des «honteuses» dépenses de quelques centaines de millions d’euros (qui au passage remplissent pour la plupart très bien leur rôle), mais des dizaines de milliards que coûtent à la collectivité ceux qui sont «les seuls à créer de la richesse».
Sans doute, mais avec quel «pognon» et sur le dos de qui ?

Le 09 Juillet 2018, Bastamag (ici) s’est fait l’écho d’une étude originale publiée par l’Observatoire des multinationales (l’étude en question au format PDF : ici) sous le titre «Le véritable bilan annuel des grandes entreprises françaises».
L’objectif de l’étude y est décrit ainsi : «L’Observatoire des multinationales publie le premier «véritable bilan annuel» des multinationales françaises. Cet exercice inédit permet à tout un chacun d’aller au-delà de la comm’ et du jargon financier pour examiner ce que font réellement les grandes entreprises françaises dans des domaines aussi divers que le partage des richesses, la protection du climat, les droits des travailleurs, le lobbying ou la santé».

Bastamag en a fait une lecture critique : «Les vrais assistés de la société française ne sont pas forcément ceux qui sont le plus souvent montrés du doigt. Les gouvernements successifs ont fait de la préservation de la «compétitivité» des entreprises françaises leur mantra. «Compétitivité» qui s’est traduite par des allègements de cotisations sociales, par une précarisation de l’emploi, par des cadeaux fiscaux toujours plus importants, et qui a également servi à justifier l’absence d’action ambitieuse pour s’attaquer à la pollution de l’air ou réduire nos émissions de gaz à effet de serre».

L’étude de l’Observatoire des multinationales examine les «coûts sociétaux» imposés à la collectivité (l’État, les collectivités locales et la sécurité sociale) par cinq grandes multinationales françaises : Total, Michelin, Renault, EDF et Sanofi, du fait de mesures de moins-disant social, fiscal et environnemental destinées à préserver leur «compétitivité».
Résultat : le fardeau financier imposé chaque année aux budgets publics par ces entreprises s’échelonne entre 165 et 460 millions d’euros par an (soit une moyenne de 300 millions d’euros par entreprise). C’est davantage que le montant des impôts que ces entreprises versent chaque année en France. Or, l’impôt sur les sociétés n’est pas tant destiné à compenser les «coûts sociétaux» qu’à financer les infrastructures, le système éducatif ou judiciaire, dont ces entreprises ont aussi besoin pour fonctionner.
On pourrait encore aller plus loin dans le raisonnement comme le rappelle le site d’information : «Et encore, cette estimation ne prend en compte que les coûts réels et tangibles déjà encourus par la collectivité. Si l’on incluait les coûts subis par les particuliers sur le long terme, ou des coûts intangibles calculés par certains économistes, comme le prix d’une vie humaine en bonne santé, le fardeau imposé par ces multinationales à la société atteindrait rapidement des hauteurs stratosphériques, effaçant les bénéfices qu’elles réalisent chaque année».

Comme pour la fraude fiscale, nous serons tous d’accord pour dire que les politiques de soutien à la «compétitivité» de nos entreprises sont coûteuses. Ici aussi, au-delà du constat, ce qui importe est de pouvoir répondre à la question «sont-elles au moins efficaces?».
Les chiffres collectés par l’Observatoire des multinationales suggèrent que non. Toutes les entreprises étudiées, à l’exception d’EDF, ont vu leur effectif en France diminuer depuis 2010, alors même que leur effectif mondial et leur chiffre d’affaires cumulé croissaient de plus de 10 % sur la même période. Une tendance que l’on retrouve à l’échelle de tout le CAC40 qui a vu ses effectifs en France baisser de 20 % depuis 2010, malgré un chiffre d’affaires en hausse. Sur la même période, les dividendes ont bondi de 44 %.

Que ce soit une privatisation des bénéfices et/ou une mutualisation des coûts… dans les deux cas c’est «un pognon de dingue», mais pour qui ?

MM.