Dans son édition du jour, Le Monde nous informe ici, de l’entrée dans la loi européenne du principe d’innovation.
«Le «principe d’innovation» a discrètement fait son entrée dans la législation européenne, mercredi 12 décembre, à la suite d’un vote au Parlement. Réunis en en séance plénière, les eurodéputés ont adopté le texte établissant le prochain programme de recherche de l’Union européenne (UE), «Horizon Europe». C’est dans son préambule que figure le concept, inventé par l’European Risk Forum, un think tank des industriels du tabac, des pesticides ou de la chimie, créé dans les années 1990 par British American Tobacco pour intervenir sur la gestion des risques par les pouvoirs publics».
«En des termes vagues, le «principe d’innovation» demande que «l’impact sur l’innovation devrait être pleinement évalué et pris en compte» à chaque initiative législative. Sous son apparence de bon sens, il a en fait été conçu comme un outil de neutralisation d’un autre principe, dont l’existence légale est, elle, bien réelle : le principe de précaution».
La notion de principe d’innovation
Cette notion apparaît en France et en Europe en 2013-2014 simultanément dans plusieurs univers, notamment le rapport de la commission dirigée par Anne Lauvergeon et dans une lettre adressée par l’European Risk Forum au Président de la Commission Européenne. Ce principe est d’abord conçu comme un rééquilibrage du principe de précaution, notamment sur la question de la prise de risque. Il consiste à privilégier les solutions nouvelles qui sont d’une efficacité supérieure en termes de qualité et de coût par rapport aux solutions existantes.
Que se cache-t-il derrière cette volonté d’introduire un principe d’innovation ? Est-il légitime et a-t-on vraiment besoin de le formaliser ainsi ? Faisons un peu d’histoire.
En décembre 2014, le rapport de la «Boite à idées» rédigé sous la direction de Bernard Accoyer, Benoît Apparu et Eric Woerth, est partisan de supprimer le principe de précaution au profit d’un principe d’innovation responsable : «Le principe de précaution reposait à l’origine sur une idée simple: l’absence de certitudes, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment, ne doit pas retarder l’adoption de mesures effectives et proportionnées visant à prévenir un risque de dommages graves et irréversibles à l’environnement, le tout à un coût économique acceptable. Dix ans après, nombreuses sont les critiques qui n’y voient qu’un obscurantiste principe de blocage du progrès scientifique, et le reflet d’une incapacité des pouvoirs publics à admettre le risque et l’incertitude, données pourtant consubstantielles d’une société avancée. Si bien que des voix de plus en plus nombreuses, dans le monde scientifique, politique et économique, réclament son abrogation».
Quelques mois auparavant, la commission du développement durable du Sénat et son rapporteur, le Sénateur Bizet sont partisans de modifier le principe de précaution : «C’est précisément l’objet de la présente proposition de loi constitutionnelle, dont votre rapporteur pour avis est également l’auteur, et qui entend rééquilibrer la définition du principe de précaution dans la Charte de l’environnement afin de clarifier les conditions de sa bonne application. Il s’agit ainsi d’exprimer plus clairement que le principe de précaution est aussi un principe d’innovation, puisque sa bonne application repose, en fait, sur le développement des connaissances scientifiques et de l’innovation. Innovation et précaution sont en réalité les deux versants d’une même ambition : celle d’un développement économique responsable face aux grands risques environnementaux».
En octobre 2014, le rapport de la Fabrique de l’Industrie précise dans sa préface sa position de maintien du principe de précaution sous réserve d’une application plus éclairée : «Le principe de précaution est parfois décrié comme constituant un obstacle au développement des innovations voire de l’activité industrielle. Davantage que l’usage juridique de ce principe, c’est son invocation abusive par des groupes qui contestent certaines technologies, nouvelles ou non, ou son application maladroite qui peuvent être source de perturbations pour les entreprises».
La Fabrique de l’Industrie a réuni en 2013, sur ce sujet, un groupe de travail composé notamment d’industriels, de scientifiques, d’experts du développement durable. Il est apparu, au fil des auditions de nombreuses personnalités, que le problème venait moins du principe de précaution lui-même que d’une exigence de sécurité de plus en plus affirmée des consommateurs ou des citoyens ainsi que d’une perte de confiance envers les institutions chargées d’assurer leur protection.
Certaines entreprises ont su bien prendre en compte cette préoccupation et y répondre, afin de restaurer un dialogue plus confiant avec leurs clients ou riverains. Elles ont même su transformer cette capacité en avantage compétitif.
➡️La précaution est une mesure prise à l’avance destinée à prévenir la survenance d’un événement dangereux, déplaisant ou ayant des conséquences négatives.
➡️L’innovation en soi ne saurait être considérée comme un événement dangereux, déplaisant ou ayant des conséquences négatives. Tout au contraire, il existe dans nos sociétés une forte demande pour l’innovation en ce que celle-ci favorise la réduction des dangers, des phénomènes déplaisants et des impacts négatifs des activités humaines ou de la nature.
➡️Le principe de précaution ne saurait à bon droit être interprété comme interdisant l’action. L’inaction n’apporte pas la suppression des dangers, des phénomènes déplaisants et des impacts négatifs. Au contraire, le principe de précaution appelle l’innovation. La sécurité aérienne d’aujourd’hui n’existerait pas sans la valorisation incessantes des innovations. La directive sur la sécurité générale des produits n’est pas pour peu dans la réputation de qualité des produits et la multiplicité des standards que l’Europe a essaimé dans le monde. En tout, une précaution exigeante et intelligente est facteur d’économie, de développement et de succès.
Jean-Yves Le Déaut a précisé dans une contribution personnelle au Compte-Rendu de la journée du 5 juin 2014 : «Nous souhaitons inscrire dans la loi le principe d’innovation, en stipulant que « le principe d’innovation garantit le droit pour tout organisme de recherche et tout opérateur économique de mettre en place et de conduire des activités consistant à développer des produits, services, procédés, modes d’organisation, pratiques sociales ou usages nouveaux ou sensiblement améliorés par rapport à ce qui est disponible sur le marché. Ce principe est facteur de développement des connaissances scientifiques et de progrès technique, social et humain, au service de la société. Il est garanti par les autorités publiques dans l’exercice de leurs compétences et sert notamment de référence dans l’évaluation des bénéfices et des risques, conduite par ces autorités. Les autorités publiques promeuvent ce principe dans le cadre de la détermination et de la mise en œuvre des politiques nationales».
Dans sa séance du 9 février 2015, l’Assemblée Nationale a adoptée l’amendement no 808 à l’article 40 de la Loi Macron, introduisant la notion de principe d’innovation dans notre législation. Ce principe impose aux services publics d’être administrés selon le meilleur état des techniques. Après navette entre l’Assemblée et le Sénat, le texte de la Loi Macron est revenu à sa rédaction d’origine et l’amendement Le Déaut a été éliminé. Aucun principe légal d’innovation n’existe donc aujourd’hui en France.
Innovation, précaution et protection
Le principe d’amélioration continue est par définition favorable au progrès économique. Il consacre en amont le rôle fondamental des créateurs dans la production de richesse. Reste à mettre en œuvre le corollaire du principe d’innovation : la propriété de l’auteur sur sa création. Selon une définition empruntée au droit romain, «la justice est une volonté ferme et perdurable qui attribue à chacun ce qui lui revient». A qui appartient l’innovation, sinon à son créateur.
Ce n’est en effet, le plus souvent, pas le législateur qui protège, même si le pouvoir lui en donne parfois l’illusion. Ce sont les mesures prises pour mettre en application la loi. La loi ne décrète pas l’arrêt des maladies, c’est le progrès technique qui permet leur réduction. Les progrès récents montrent que ce n’est pas tellement la limitation législative et réglementaire qui a réduit les excès de vitesse des véhicules. C’est, on l’a vu, la loi plus les compteurs, les régulateurs de bord, les radars à l’extérieur et les ordinateurs distribuant les pénalités, qui déterminent l’efficacité de la précaution « limite de vitesse ».
➡️ La précaution implique une bonne expression légale de la demande d’innovation. Si le droit du créateur est bien reconnu, ce dernier trouvera aisément des moyens pour financer l’innovation et le développement du principe de précaution.
➡️ De la reconnaissance de la paternité morale et matérielle du créateur sur l’innovation, découle le renforcement de la responsabilité des acteurs économiques et donc la bonne mise en œuvre du principe de précaution. Le créateur responsable peut prendre des engagements sur ses innovations. Il peut notamment contracter des clauses de territorialité et d’emploi avec les collectivités publiques, notamment en échange de financement et d’avantages divers. Tout un droit peut s’édifier en matière de protection de l’environnement autour du rôle du créateur – gardien et responsable de ses innovations.
➡️ À cet égard le principe d’innovation est bien de nature législative. Il touche à l’un des droits les plus fondamentaux de l’être humain : celui que détient le créateur sur l’œuvre produite par son travail. C’est particulièrement vrai pour le travail créateur qu’est l’innovation. C’est pourquoi le droit du créateur sur l’innovation est inscrit dans la déclaration universelle des droits de l’être humain (Article 27). Il fait partie des libertés fondamentales.
On voit bien qu’innovation et précaution sont à la fois des droits fondamentaux et très complémentaires.
Il n’y a rien au demeurant de choquant à ce qu’ils fassent partis l’un et l’autre du corpus législatif national et européen. Mais une fois de plus un droit ne vaut que si on l’utilise, une loi ne vaut que si on l’applique effectivement dans son esprit initial.
Dans cette affaire, car nos politiques sont devenus les sujets des lobbyistes et parce que l’on cherche à hiérarchiser ces deux principes, ce concept tel qu’il nous est proposé, ressemble à une attaque contre le principe de précaution qui nuit manifestement aux profits d’industries polluantes et dangereuses.
Ces dernières cherchent plutôt à utiliser ce principe pour saper les lois communautaires sur les produits chimiques, les nouveaux aliments, les pesticides, les nano-produits et les produits pharmaceutiques, ainsi que les principes juridiques de protection de l’environnement et de la santé humaine inscrits dans le traité de l’Union européenne.
MM.