Les lanceurs d’alerte contre la colère populicide et sa meute

Face aux réactions anti-républicaines et anti-démocratiques, haineuses trop souvent, des réseaux aux ordres, nous abreuvant ces jours-ci des éléments de langage du «populicide insoumis»,


suite à ce qu’il est normal d’appeler maintenant «l’affaire des comptes de campagne de la France Insoumise et les frustrations existentielles du camarade Mélenchon», ici,
nous, lanceurs d’alerte du Collectif MetaMorphosis, apportons notre entier soutien à la profession journalistique, y compris à celle qui ne nous a pas soutenus dans nos combats ou qui a estimé préférable de détourner le regard.
Nous demeurons convaincus que toute atteinte aux libertés d’opinion et d’informer est à la fois indéfendable et constitue un premier pas inadmissible vers la dictature.

Malheureusement l’incurie et le fanatisme de la horde les rendent aveugles, alors que partout dans le monde, sur la base des mêmes procédés, journalistes et défenseurs des droits de l’homme sont assassinés, bâillonnés, interdits de travailler.

Nous ne voulons pas d’un monde où ceux qui pensent différemment du «chef» doivent être jetés en pâture à la meute.

Informer n’étant pas un délit et plus que jamais la liberté de la presse une nécessité pour notre démocratie, MetaMorphosis porte tout son soutien à l’ensemble de la profession des journalistes.

« Ceux qui récusent la légitimité des journalistes jouent avec un feu politique extrêmement dangereux. Les démocraties ne meurent pas que par des coups D’État mais elles peuvent mourir aussi à petit feu, et l’une des premières bûches c’est généralement la haine envers les journalistes » – Christophe Deloire, Secrétaire général de Reporters sans frontières (RSF)

MM.

Billet d’humeur – Aux corrompus (et autres), la Patrie reconnaissante !

Changeons notre fusil d’épaule. La défense des lanceurs d’alerte c’est bien. Relater, décrire, analyser les alertes, c’est bien. Pointer du doigt les dysfonctionnements, le non respect ou le travestissement des règlements et lois, c’est bien aussi. Est-ce que ça aide les lanceurs, tous ceux soucieux du respect du droit commun, tous ceux qui pensent qu’une société soumise à certaines règles s’appliquant à tous est une société plus équilibrée et pacifiée? Sans doute, on l’espère en tous les cas. Car la plupart des alertes s’immiscent dans ces espaces, ceux où règles et lois sont oubliées, volontairement ignorées ou carrément violées. On pourrait donc penser, qu’à force d’efforts, d’explications et d’un peu de justice, ces espaces diminuent, rendant inutiles alertes et lanceurs.

Changeons notre fusil d’épaule.

N’y aurait-il pas plus simple ? S’il n’y avait plus de dysfonctionnements, si les libertés prises avec les règles, si le fait d’oublier ou d’ignorer la loi,..si tout ceci n’était plus si grave que ça, il n’y aurait plus besoin d’alertes, de lanceurs… Admettons.
➡️ Rêve, cauchemar ? Qui sait…
Cette hypothèse n’est pas si loufoque que ça. Nous sommes quand même entrés et progressons à grande vitesse dans un nouvel univers juridique, celui de la dépénalisation d’un nombre toujours plus important d’infractions.
Nous ne ferons ici la liste des « avancées » en la matière, destinées à « simplifier la vie de ceux qui entreprennent », à « redonner de la flexi-sécurité » (sic), à reconnaître un « droit à l’erreur » et ne pas pénaliser « celui qui prend des risques », et, Graal parmi les Graal, à « permettre aux entreprises d’embaucher ».
Qu’est ce qu’on ne ferait pas pour quelques « bullshit jobs » payés au lance-pierres…
On vend bien des armes à des dictateurs assoiffés de sang parce que c’est bon pour l’emploi, on peut bien aider des cartels de la drogue à blanchir leur argent si c’est bon pour le business et que ça permet de dégager de beaux bonus …on sait vous motiver!
Tout ceci va « redynamiser » la demande intérieure. Pensez-y !

Alors arrêtons de nous prendre la tête.

A MetaMorphosis nous avons décidé de militer pour que l’on mette nos règles et lois en conformité avec les pratiques communément admises.
Si l’employeur a le droit de se tromper sur le motif du licenciement et de le changer en fonction de ses besoins, pourquoi continuer à le motiver ? Mais qu’il licencie, sans motif et sur le champ !
Certaines activités sont considérées comme illégales, le trafic de drogue, le trafic d’êtres humains, le proxénétisme… mais pitié que l’on n’empêche pas les banques de faire leur travail. Qu’elles blanchissent, de toute façon, à part une petite amende, il ne leur arrive déjà rien. Une petite envie de se servir dans une caisse d’argent public ? Arrêtons de nous offusquer et donnons systématiquement le chéquier, de toute façon même si ces salauds de journalistes découvrent le pot au roses, d’une belle promotion ils -les protagonistes visés- seront récompensés. Que de temps et d’argent perdus à mobiliser autorités de contrôles, cours des comptes, policiers ou juges alors que le résultat est quasi toujours le même.

Le nouveau monde sera « efficace » ou ne sera pas.

Dérégulons, réformons, dépénalisons… Le nouveau monde sera corrompu ou ne sera pas. Et voilà comment régler le problème des lanceurs d’alerte et des journalistes d’investigation : ça n’était vraiment pas la peine de s’embêter à faire voter une loi secret des affaires ou racheter toute la presse pour mieux la contrôler.
Si voler n’est plus un crime, il n’y a plus de voleur, il n’y a plus de victime, circulez il n’y a plus rien à voir !

Nos amis helvétiques ont tout compris.

UBS va être condamnée, on l’espère et c’est bien. Il le faut en tous les cas.
Profitons-en, car avec des dispositifs comme la CJIP (Convention Judiciaire d’Intérêt Public) et avec l’air du temps, nous ne sommes sans doute pas près de revoir un tel procès!
Outre que d’un seul point de vue financier, la banque doit bien rigoler en voyant le montant de l’amende réclamé par le fisc français (après tout on ne va pas reprocher à une banque de faire de bonnes affaires, surtout quand la partie adverse est si peu exigeante), une bonne nouvelle l’attend à la fin du procès : le droit suisse lui permet de déduire de son impôt le montant de l’amende payée.
Un beau crédit d’impôt en perspective. Gagnant à tous les coups…
C’est quand même beau le nouveau monde !

MM.

Le CICE ou l’art de jeter un «pognon de dingue» par la fenêtre

Sous la plume de Romaric Godin, «CICE : une évaluation biaisée» (ici), Médiapart revient sur le CICE à l’occasion de la publication du rapport 2018 du comité de suivi du Crédit d’Impôt pour la Compétitivité et l’Emploi (CICE), publié le 02 octobre dernier.

⚠️ Tout d’abord une précision méthodologique qui ne manque pas de piquant:
«Ce sixième rapport d’évaluation, publié par France Stratégie, successeur du commissariat général au plan qui est sous la responsabilité de Matignon, est globalement décevant puisque les équipes n’ont pas eu accès aux données pour 2016. On s’en tient donc aux évaluations pour 2014 et 2015».
C’est effectivement tout à fait intéressant et pertinent de faire un rapport annuel sans les données de l’année étudiée! Mais bon, l’objectif étant ailleurs, on ne va pas s’arrêter à de telles contingences.
Ce comité de suivi, qui déjà ne suit pas grand-chose en l’absence des données adéquates, n’a que pour seul objectif, quitte à tordre gentiment la réalité, de se convaincre lui-même à savoir le CICE, « si ça n’existait pas, il faudrait l’inventer ».
«Cet avis sur l’emploi est donc globalement positif ou du moins présenté comme tel. Certes, le chiffre de 100 000 emplois en deux ans, financé par un soutien public de 36 milliards d’euros sur ces deux années, est en réalité très faible. Mais il semble suffisant pour mettre en avant un élément positif à une mesure que ce comité semble moins avoir à cœur d’évaluer que de défendre».
«Le comité doit ensuite «constater» que «l’existence d’un effet significatif du CICE sur l’investissement demeure difficile à établir sur la période 2013-2015». En réalité, comme il est précisé juste après, il s’agit bien d’une «absence d’effet».
➡️ Tout l’art de se convaincre que s’il ne se passe rien, ce n’est déjà pas si mal !
Mais comme le dispositif est amené à perdurer sous d’autres formes, autant le sur-vendre: «Le biais du comité de suivi amène également des doutes sur les nouvelles attentes affichées pour la baisse de cotisations qui remplacera le CICE dès le 1er janvier prochain. On attend encore 100 000 emplois supplémentaires créés d’ici 2022, ce qui est fort coûteux et, encore une fois, fort douteux».
Comme le fait remarquer Romaric Godin, honnêteté intellectuelle et souci d’efficacité économique devraient conduire nos politiques à conclure que «les politiques de subventions publiques à la baisse du coût du travail semblent en réalité incapables de changer la donne économique du pays» au lieu de s’entêter dans ce type de dispositif.
A moins que certains y trouvent leur compte !

❓ Parce qu’au final, il n’y a qu’une seule question qui compte :
l’efficacité du CICE est-elle proportionnelle à son coût faramineux ?
Instauré début 2013, le CICE devait créer un million d’emplois. Cinq ans plus tard, le bilan est quasi nul. En revanche, cette mesure emblématique du quinquennat de François Hollande, a coûté beaucoup plus cher que prévu.
➡️ On aimerait bien aussi comprendre où sont passés les milliards du CICE.
Rappelons l’objectif affiché, leitmotiv quasi-unique aujourd’hui de toute politique publique: «restaurer la compétitivité des entreprises françaises face à leurs concurrentes étrangères et leur permettre d’embaucher, d’investir, d’exporter davantage et de reconstituer leur trésorerie».
Pourtant, cinq ans après la mise en œuvre du CICE, le bilan est plus que poussif côté résultats, mais affolant en revanche au regard des sommes distribuées, dont le montant se chiffre en dizaines de milliards.
Depuis 2013, le coût du CICE a en effet augmenté de façon exponentielle. Pour le comprendre, il faut revenir sur son mécanisme. Destiné à toutes les entreprises dès lors qu’elles emploient des salariés, il prend la forme d’une réduction d’impôts, calculée sur le montant des salaires inférieurs à 2,5 SMIC. Mais celle-ci ne sera déduite que l’année suivante. En cas d’excédent fiscal, l’entreprise peut reporter le montant du crédit d’impôt sur plusieurs années. Si l’excédent persiste, elle recevra un chèque au bout de trois ans. On comprend donc aisément que les sommes concernées augmentent chaque année depuis 2013. D’autant que le taux du CICE qui était de 4% en 2013, a été porté à 6% de la masse salariale à partir de 2014, puis à 7% en 2017, avant de retomber à 6% en 2018.

➡️ Le chiffrage du CICE donne le tournis.
Les créances accumulées sur les salaires 2013 par des entreprises totalement shootées aux exonérations et allègements divers et variés dont le montant va croissant, auraient atteint 11,6 milliards d’euros. En 2014, année où le crédit d’impôt est passé de 4% à 6%, leur montant dépasse les 17,5 milliards, approche les 18 milliards en 2015 et s’élève à 15,1 milliards en 2016. Alors quel est le vrai coût de ce scandale d’État ?
Au total, depuis la mise en place du CICE, plus de 62 milliards de créances fiscales auraient été déclarées par les entreprises françaises. Mais le coût réel est en fait largement supérieur car il ne s’agit que de créances partielles. En effet, les créances qui sont consenties au titre des salaires d’une année (par exemple 2013) ne sont connues et effectivement dépensées que plus tard, compte tenu du mécanisme qui est celui d’un crédit d’impôt.

➡️ Le coût final promet donc d’être faramineux.
Les prévisions du projet de loi de finance 2018 ont de quoi donner des sueurs froides. Ces prévisions budgétaires comptabilisent les sommes effectivement dépensées par l’État tous millésimes confondus. Elles sont de 6,6 milliards d’euros en 2014, 12,5 milliards en 2015, 12,9 en 2016, 16,5 en 2017, puis culminent à 21 milliards d’euros en 2018. L’impact du CICE se traduira bien après son extinction, puisqu’il pèsera encore pour 19,6 milliards d’euros en 2020. Il aura donc coûté au total 99,3 milliards d’euros. Pire, en 2019, les allègements de cotisations sociales qui prendront la suite du crédit d’impôt s’ajouteront aux montants astronomiques du CICE, puisque les entreprises le perçoivent en décalé.

➡️ Pour 100 milliards, on est en droit d’attendre des résultats particulièrement probants. Malheureusement, le rapport du comité de suivi piloté par France stratégie fournit peu de chiffres concrets. Au registre des effets «partiellement vérifiables», l’amélioration des marges des entreprises qui était pourtant l’un des objectifs premiers du CICE. En revanche, aucun impact n’a pu être démontré concernant l’investissement, les dépenses de recherche et développement, ou encore les exportations. Autant d’arguments ayant pourtant justifié cette gabegie.
Là où les résultats du CICE sont les plus décevants, c’est sur l’impact en matière d’emploi. Ce méga crédit d’impôt aurait contribué à créer ou préserver 100 000 emplois en moyenne sur la période 2013-2015. Mais, ajoute le rapport, dans une fourchette de 10 000 à 200 000 emplois, soit un rapport de un à vingt. A ce stade ce n’est plus de fourchette qu’il faut parler, mais de râteau…

➡️ Car on peine à comprendre où les milliards engloutis dans cette usine à gaz, qui ont effectivement profité à l’ensemble des entreprises françaises, ont bien pu se retrouver dans leur bilan. Apparemment, ils auraient, selon les auteurs du rapport, contribué à augmenter les salaires des cadres et professions intellectuelles. Un effet pas vraiment défendu par ses promoteurs lors de sa mise en place.
Ont-ils aussi servi à arrondir les dividendes ? Le comité indique que l’effet sur les dividendes est « incertain », les données utilisées ne permettant pas de trancher.
Comme le comité de suivi ne sait définitivement pas grand-chose, allons voir ailleurs : le Henderson Global Dividend Index, qui mesure l’évolution des dividendes dans le monde, indique que les entreprises françaises détiennent le record en la matière. En 2016, elles ont distribué 34,5 milliards d’euros à leurs actionnaires, contre 29 milliards en Allemagne et 27,6 milliards au Royaume-Uni. Et la tendance se confirme et s’amplifie en 2017.

De là à penser que l’argent public finirait dans les dividendes ! Ne soyons pas négatifs !
De toute façon, dixit Macron, on n’a pas le droit de se plaindre…

MM.

Lanceurs d’alerte: « A long aller, la lime ronge le fer »

« Durant huit ans, de 2001 à 2009, Nicolas Forissier a été au cœur du système UBS. Il fait ses débuts au siège de la filiale française le 10 septembre 2001 comme responsable du contrôle interne. Une fonction qui consiste à vérifier que l’établissement financier respecte bien toutes les procédures, dans ce métier assez réglementé qu’est celui de banquier.  »
« Contre l’avis de sa hiérarchie, il consigne ce qu’il a débusqué dans un rapport et prévient l’Autorité de contrôle prudentiel (ACP), le gendarme des banques. Il est licencié en octobre 2009. »
« Procès UBS : trois lanceurs d’alerte », Journal Libération de ce jour, ici.

Puis tout bascule…un long chemin de solitude

La persévérance et soutiens sont une arme

Nous serons tous avec Nicolas.
Le procès Ubs commence demain.

MM.

La justice, trois maux et combien de responsables

La publication de l’étude de la Commission Européenne Pour l’Efficacité de la Justice (CEPJ) sur l’état de la justice dans les pays européens, nous donne l’occasion de revenir sur cet acteur fondamental pour les lanceurs d’alerte, le pouvoir judiciaire. Essentiel bien évidemment quand le lanceur est embarqué dans son -trop- long marathon judiciaire, mais essentiel également en amont, l’action et les résultats des autorités judiciaires étant aussi un baromètre pour tout lanceur potentiel d’aller plus avant ou non dans sa démarche.

De nos expériences respectives à MetaMorphosis, nous en déduisons que la justice française est affectée de trois maux.

Les maux

➡️ Premièrement la non indépendance du Parquet, c’est-à-dire le lien de subordination hiérarchique et fonctionnel toujours existant et pugnace entre le pouvoir politique et les procureurs. Il fait parti de ces quelques serpents de mer qui accompagnent l’organisation institutionnelle de la cinquième république depuis sa création.
Les promesses ont été nombreuses de mettre fin à cette tutelle, jamais suivies d’effet. Ne soyons pas dupes, il n’y a aucune raison politique, ni technique, pas même institutionnelle à ne pas y mettre fin. Il s’agit juste d’une volonté politique bien comprise qui touche l’ensemble de l’échiquier politique, de l’extrême gauche à l’extrême droite, qui veut que tout exécutif ou potentiellement exécutif voit bien l’intérêt à maintenir ce lien de subordination, entre le politique et celui qui initie et autorise les instructions judiciaires. Le Président en exercice y est allé de sa justification du maintien d’un tel fonctionnement comme nous le rappelle cette dépêche de Reuters du 15 Janvier 2018 – Macron refuse d’accorder au parquet son indépendance totale ici, nous ressortant les mêmes arguments que ses prédécesseurs et reconnaissant à demi-mots la nécessité pour le pouvoir politique d’influer sur la politique pénale, donc par définition, même si on s’en défend, sur ce qui doit être jugé ou non et comment.
Si l’on avait encore des doutes, l’intervention, peu discrète au demeurant de l’Élysée dans la nomination du nouveau Procureur de la République de Paris, vient confirmer cette prééminence de l’exécutif sur une partie du judiciaire.
Il n’est pas inutile de rappeler la position très claire sur le sujet de la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH), instance judiciaire suprême : « Du fait de leur statut, les membres du ministère public [autrement dit les procureurs et membres du parquet, ndlr], en France, ne remplissent pas l’exigence d’indépendance à l’égard de l’exécutif, qui compte, au même titre que l’impartialité, parmi les garanties inhérentes à la notion autonome de magistrat ».
Bien évidemment cette non indépendance du parquet est de première importance pour les lanceurs d’alerte. Car avant même d’entamer son parcours judiciaire, encore faut-il qu’une instruction judiciaire soit ouverte. Dans nombre d’affaires dénoncées impliquant pouvoirs politiques et économiques, il ne faut pas être devin pour supposer que certaines -très et trop nombreuses- alertes ne voient jamais un traitement judiciaire du fait de l’intervention d’intérêts croisés bien compris.

➡️ Deuxièmement, la pauvreté des moyens alloués à la justice. On se reportera avec intérêt à l’article du Monde « Manque de moyens, surcharge… les déficits criants de la justice française » ici, faisant suite à la publication de la Commission Européenne Pour l’Efficacité de la Justice.
Quelques données : «Pour le fonctionnement de ses tribunaux, de ses cours, du ministère public et de l’aide judiciaire, donc sans compter les prisons, la France a consacré 65,90 euros par habitant en 2016. C’est 9 % de mieux qu’en 2010. Mais c’est très loin derrière des pays équivalents comme l’Allemagne (122 euros par habitant), la Belgique (82,30 euros) ou même l’Espagne (79,10 euros). Surtout la progression de ce budget est moins rapide que ce que la Cepej a constaté dans l’ensemble des 45 États membres du Conseil de l’Europe ayant livré leurs chiffres ». Et plus loin : « Les parquets les plus chargés se trouvent toujours incontestablement en France, qui compte en Europe quasiment le plus petit nombre de procureurs (2,9 pour 100 000 habitants), mais doit en même temps faire face au plus grand nombre de procédures reçues (7,45 pour 100 habitants), tout en ayant à remplir un nombre record de fonctions différentes (13) », lit-on dans ce volumineux rapport».

La République est pingre avec son pouvoir judiciaire. Là aussi ne soyons pas aveugles: il s’agit d’une volonté politique organisée visant, après la non indépendance des parquets, à détenir un autre moyen, indirect, d’influer sur le cours de la justice, côté siège cette fois-ci.

Avec de tels moyens et une telle organisation il n’y a plus de doute que les juges d’instruction sont amenés, bien involontairement, à faire des choix, à privilégier telle affaire à telle autre, à mobiliser plus de moyens sur l’une que sur l’autre, parfois, par manque de forces disponibles à devoir « laisser tomber » certaines affaires. Outre ce problème de sélectivité, volontaire ou involontaire, conscient ou inconscient, assumé ou forcé, le manque criant de moyens conduit nécessairement, pour les enquêtes ouvertes et « travaillées » à des délais d’instruction totalement disproportionnés. Si l’on va plus loin dans l’étude de l’allocation des moyens par pôle judiciaire, on ne sera pas étonnés de constater que ceux en charge des affaires complexes, de corruption, financières ou fiscales, sont parmi les plus mal lotis. Là encore, nous ne croyons pas au hasard.
Une fois de plus, une telle situation impacte directement le lanceur d’alerte.
À la différence d’autres justiciables qui vont devant les tribunaux pour faire valoir leurs droits, le lanceur est le plus souvent spectateur des affaires qu’il a dénoncées, exclu de toute partie civile.
N’ayant pas accès à la procédure, il a encore plus besoin d’une justice efficace et surtout rapide, qui entérine le bien fondé de son action et la justesse de ses dires, condition nécessaire à une reconstruction professionnelle et personnelle.
Au lieu de ça, le lanceur d’alerte doit patienter cinq, dix ans, parfois plus, pour que les faits qu’il a dénoncés soient enfin portés devant les tribunaux, quand ils le sont.

➡️ Troisièmement et enfin, plus qu’un maux, c’est un questionnement.
La population des juges doit-elle ressembler à la population qu’ils jugent ?
La question ne se poserait sans doute pas si L’École Nationale de la Magistrature (ENM) n’était pas confrontée à la difficulté à diversifier les profils de ses élèves. Affirmer que la magistrature ne recrute que parmi les « jeunes femmes de bonnes familles » serait sans doute caricatural. Mais les chiffres révèlent que depuis une quinzaine d’années, 75 % des nouveaux magistrats qui entrent en fonctions sont des femmes, et quelque 60 % sont issus de familles de catégories socioprofessionnelles supérieures. Sans doute ne peut-on pas demander à l’ENM, unique porte d’entrée à la magistrature, de gommer seule les inégalités sociales que ni l’éducation nationale ni l’enseignement supérieur ne parviennent à corriger. Le problème est suffisamment préoccupant pour que la garde des sceaux actuelle, ait chargé le 17 avril le Conseil National du Droit (un aréopage de hauts magistrats, avocats, universitaires, etc.) d’une mission pour identifier les leviers susceptibles d’assurer une mixité de genre et d’origine sociale dans les professions du droit.

Selon Olivier Leurent, directeur de l’ENM, «le corps des magistrats doit tendre vers une représentation fidèle du corps social, mais attention à l’excès qui voudrait qu’un chef d’entreprise juge un chef d’entreprise ou un Noir juge un Noir », ici, dans un article du monde « Le recrutement de magistrats peine à se diversifier ».
Dans une démarche plus volontariste encore, l’École de la magistrature a créé il y a dix ans des classes préparatoires « Égalité des chances » qu’elle finance entièrement. A Paris, Bordeaux et Douai, trois classes accueillent au total 56 élèves sélectionnés en fonction de leur origine sociale et géographique. L’autre stratégie de diversification a été de multiplier les voies d’accès à l’école, sur concours ou sur titre, à des personnes déjà dans la vie active (professeurs, avocats, greffiers, fonctionnaires, juristes d’entreprise, etc.).
S’il faut se garder d’en tirer des conclusions définitives, le fait que le corps judiciaire lui-même s’inquiète d’un manque de diversité sociale de ses membres et de ses recrutements, doit nous interroger sur la justice rendue.
Qui juge qui ? La question est patente pour les lanceurs d’alerte, essentiellement quand leurs dossiers ne sont pas traités par des services spécialisés -le Parquet National Financier par exemple- mais demeurent dans des tribunaux provinciaux où les liens entre les notables locaux demeurent forts. On peut légitimement se poser la question, sans tomber dans les extrêmes bien connus des Tribunaux du commerce, du positionnement du juge instruisant ou jugeant, quand il le fait au détriment d’un notable local avec lequel il partage bien souvent origine sociale, clubs divers, lieux de villégiature et autres. Le lanceur qui dénonce, ne partage à priori rien avec lui si ce n’est, osons le croire, une farouche défense d’une justice indépendante.

Combien de responsables ?

Trois maux donc et au final un seul vrai responsable, en tous les cas, un acteur unique qui a entre les mains une grande partie de la solution.
L’indépendance effective de la justice, la mise à disposition de moyens suffisants à l’exercice de ses missions, et une diversification sociales de ses acteurs, ne dépendent que de la volonté du politique.

D’expériences et devant une telle conclusion, nous aurions tendance à MetaMorphosis à ne pas être très optimistes sur des évolutions positives pour la justice. Il faudra sans doute passer par une indépendance indiscutable du parquet et un système permettant d’allouer un budget d’une façon indépendante du seul pouvoir exécutif.

MM.

La CJIP, une justice au rabais

Revoilà la CJIP (Convention Judiciaire d’Intérêt Public) ! Nous en avions déjà longuement parlé et débattu sur MetaMorphosis (ici et ) et il faut dire que nous n’avions pas eu, à priori, l’intention d’y revenir.
Nous sommes allés dans ce débat, très tôt, avec notre légitimité de lanceurs d’alerte, voyant que d’autres se proclamant leur défenseur, monopolisaient le débat sans jamais prendre le soin de les interroger parmi les premiers intéressés. Nous sommes entrés avec force dans ce débat car nous avions tout de suite vu que la CJIP risquait de conduire à un déni de l’action des lanceurs d’alerte, qu’elle conduisait à nier ce pour quoi ils se battaient, et parce que notre conception de la justice était opposée à un tel dispositif.

L’un des principaux défenseurs de cette disposition était à l’époque l’association Transparency International France (TIF). Seule contre tous, mais fière de l’être, TIF revient, au travers d’une tribune de son Président «La convention judiciaire d’intérêt public, un instrument utile pour faire reculer la corruption et l’évasion fiscale» (publiée par le journal Le Monde ici), soulignant son engagement en faveur de la CJIP tout en rappelant le contexte de son adoption.
«La CJIP est une innovation récente, inspirée des mécanismes américain et anglais de transaction pénale et introduite en droit français par la loi dite Sapin 2. Avec ce dispositif, le procureur de la République peut décider de renoncer à engager des poursuites contre des entreprises accusées de corruption, à condition que l‘entreprise reconnaisse les faits, collabore avec la justice, mette en œuvre des mesures de remédiation, paie une amende et indemnise les victimes.
Ces engagements sont formalisés dans une convention signée par l’entreprise sous le contrôle du juge et en toute transparence puisqu’elle est rendue publique. L’Agence française anticorruption en contrôle la bonne exécution. Dès 2016, Transparency International France avait plaidé activement en faveur de ce dispositif, qui vient enrichir la palette des réponses pénales en matière de délinquance économique et financière».

Reconnaissons que ce n’est pas parce que l’on est quasiment les seuls à maintenir une position que l’on a nécessairement tort. Ce serait faire un procès d’intention.

Alors voyons les arguments, en reprenant le temps long de la prose de la Tribune de TIF pour ne pas être accusés de déformation des propos.

«Rappelons de quel constat nous étions alors partis. Plus de seize années après la ratification par Paris de la convention de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) sur la corruption internationale, aucune entreprise n’avait été condamnée de façon définitive en France pour des faits de corruption. La quasi-immunité de fait dont bénéficiaient les entreprises françaises ne les incitait pas à se doter de dispositifs efficaces de prévention de la corruption».
Pouvait-on se satisfaire de cette situation – quasi-immunité de fait, lenteur des procédures et donc inefficacité de notre réponse pénale face aux flux financiers illicites, sans cesse plus sophistiqués, opaques et internationalisés ?
Certainement pas ! Et ce d’autant moins que l’arsenal judiciaire français ne prémunissait nullement les entreprises françaises contre de sévères condamnations à l’étranger, notamment aux États-Unis. Chacun garde en mémoire le cas emblématique d’Alstom.
En confiant au juge pénal une nouvelle arme, la CJIP, la loi Sapin et le projet de loi de lutte contre la fraude fiscale entendent répondre à cette urgence»
.

✅ Nous ne pouvons que souscrire à ce constat, la situation ante-CJIP n’était pas satisfaisante. Il fallait donc trouver des moyens d’y remédier.

«L’objectif [de la CJIP] est clair : s’assurer que les entreprises responsables de faits de corruption ou qui fraudent le fisc soient sanctionnées rapidement, à des niveaux à la hauteur de la gravité des faits, et contraintes à coopérer et à mettre en place des programmes de remédiation adaptés.
De manière connexe, les économies de temps et d’argent ainsi réalisées permettront à la Justice de traiter plus rapidement les affaires de corruption et de fraude et ainsi d’en multiplier le nombre. La CJIP est donc un instrument utile entre les mains du juge pour faire reculer la corruption et l’évasion fiscale».

L’objectif affiché est alléchant : on y parle de responsabilités, de sanctions en accord avec la gravité des faits, et de dispositifs de prévention. Un monde parfait en somme…
En réalité, tout est dans le poids des mots, dans celui que l’on veut bien leur donner, conformément à l’image que l’on se fait d’une Justice de plein exercice dans une démocratie.

Chercher les responsabilités certes, mais la justice est là pour déclarer aussi des culpabilités.
Se limiter aux seules responsabilités c’est rendre la justice hémiplégique. Les lanceurs ne dénoncent pas pour qu’on leur égrène la longue liste des responsables, des responsables à demi, des responsables par omission, des responsables contre leur volonté, des responsables contre leur plein grès et tant d’autres, mais pour que soient désignés par la justice les coupables des faits dénoncés.

❎ Sanctionner à la hauteur de la gravité des faits ? Les premières sanctions financières prononcées sous la CJIP sont la démonstration qu’il s’agit soit d’un vœu pieux soit d’un aveu d’impuissance. Il faudra quand même que l’on nous explique pourquoi des entreprises motivées par l’unique profit accepteraient, même si on prend en compte les risques d’images dont au final elles n’ont dans la réalité que faire, de payer une amende supérieure au titre de la CJIP à celle qu’elles entoureraient devant un tribunal ?
Nous savons pertinemment, notamment dans le secteur financier, que les sommes payées sont toujours inférieures aux gains encaissés, ce qui explique pourquoi ces entreprises continuent ce type d’affaires puisque qu’elles sont, au final, toujours gagnantes, même en tenant compte des amendes potentielles.

❎ Quant aux dispositifs de prévention, l’expérience américaine dont on se revendique pour vanter les bienfaits de la CJIP démontre au contraire leur inutilité : on ne compte plus les entreprises, notamment des banques, condamnées plusieurs fois en quelques années, pour quasiment les mêmes faits et qui étaient censées mettre en place des dispositifs de prévention. Soit ils ne servent à rien, soit ils ne sont pas contrôlés.

Alors oui on y arrive, TIF est elle aussi dans l’air du temps, la CJIP c’est pour faire des économies et désengorger les tribunaux. La belle affaire !
Parce que, et c’est la position des lanceurs d’alertes et de tout citoyen un peu attachés à une Justice digne de ce nom, nous pourrions plutôt nous battre pour que la France consente à sa justice un budget et des effectifs suffisants, au moins équivalents à ceux des autres grands pays européens, alors qu’elle ne fait que s’enfoncer depuis de longues années en queue de peloton.
Il y a des combats plus nobles que celui d’une justice au rabais.

Ensuite, nous avons droit à un florilège de bonnes intentions dont on se dit qu’il aurait été judicieux d’y penser avant.

«Pour autant, le recours à ce dispositif, alternatif aux poursuites, suppose néanmoins que certains préalables soient réunis. L’analyse des quatre premières conventions signées nous incite à être vigilants et à demander que soient précisées et renforcées les conditions de mise en œuvre et de sanction de la CJIP.
Le recours à cette procédure devrait tout d’abord être exclu en cas de récidive ou lorsque les faits présentent une gravité exceptionnelle. Dans de tels cas, l’exemplarité du procès pénal reste essentielle. Elle ne devrait également être possible que si l’entreprise accepte de coopérer pleinement et sincèrement à l’enquête en cours».
« Transparency avait proposé que l’amende puisse être modulée en fonction du niveau de coopération. Enfin, concernant les sanctions, la loi gagnerait à être modifiée afin que puisse être prononcée, en sus de l’amende (qui vient sanctionner le comportement) et de l’indemnisation des victimes, la confiscation et la restitution des profits illicites.
Ainsi, au-delà des polémiques, ne dispersons pas notre énergie face à la délinquance économique internationale. Concentrons notre énergie sur l’évaluation du dispositif afin d’en tirer les leçons et d’en renforcer la portée et l’efficacité. C’est ainsi que la CJIP pourra véritablement prendre sa place dans la panoplie des outils efficaces de lutte contre la corruption et la fraude fiscale».

✅ Merci TIF, pour cette Tribune et surtout merci, pour cette phrase, où tout est dit :
«Dans de tels cas, l’exemplarité du procès pénal reste essentielle».
Nous voyons bien où TIF se positionne, en écho à toutes les dispositions prises par les derniers gouvernements et spécifiquement l’actuel (droit à l’erreur, droit des affaires…) : un droit pénal à la carte, que vous soyez récidiviste ou pas, que ce soit grave ou pas…
Mais qui va décider de la gravité des faits, gravité pour qui ?
TIF voudrait se faire, «en même temps» procureur et avocat ?

Ce ne peut pas être la position des lanceurs d’alerte et TIF le saurait si elle s’en souciait.
Il est d’ailleurs très révélateur que cette Tribune ne prenne à aucun moment le soin de citer les lanceurs d’alerte, ni de parler Justice autrement qu’en terme de procédures.
Les lanceurs ne demandent qu’une chose et n’ont besoin que d’une chose : de Justice! Celle qui condamne et non celle qui amende, celle qui répare par une privation d’exercice et non par une simple privation de quelques sous, celle qui s’inscrit dans le temps, sur un casier judiciaire, et non celle qui offre au mis en cause de proclamer haut et fort, à la face des lanceurs d’alerte, qu’il n’a jamais été condamné.

Avec une vraie Justice le lanceur d’alerte peut se reconstruire, avec la CJIP on ne fait que le marginaliser un peu plus…
Derrière les mots il y a les choses, derrière les mots il y a un vécu et des souffrances, derrière le courage de dénoncer il ne peut et il ne doit y avoir que la Justice.

MM.

Le chiffre du jour : 100

La politique de Macron (et de ses prédécesseurs, soyons honnêtes) nous amène allègrement, mais sûrement, vers un taux d’endettement de 100% du PIB.
Au deuxième trimestre 2018 la dette publique de la France a grossi de 5,2 milliards d’euros par rapport au trimestre précèdent pour atteindre 2 299,8 milliards d’euros.
Sur un an, en augmentation de 1,1%, l’endettement de la France représente maintenant 99% du PIB.
Bien évidemment, on va encore nous expliquer que des dépenses non maîtrisées expliquent cette situation, que l’État ne peut pas « vivre au dessus de ses moyens », qu’il y a trop de fonctionnaires en France, que… autant de bonnes raisons (ça tombe bien !) pour privatiser, déréguler, dégraisser…

Comme nous l’avons déjà fait à plusieurs reprises sur ce site, allons voir de l’autre côté du miroir, côté recettes. Ça tombe bien, deux autres « 100 » à se mettre sous la dent ces derniers jours.

100 milliards d’euros, c’est le montant de l’évasion fiscale

Jamais la fraude fiscale n’a été aussi importante et jamais les contrôles n’ont été aussi faibles. C’est le triste constat auquel aboutit le rapport établi par le syndicat Solidaires-Finances publiques. La dernière livraison de cette étude quinquennale estime dans sa fourchette haute à 100 milliards d’euros le manque à gagner pour les caisses de l’État, sans compter donc les fraudes aux prélèvements sociaux qui grèvent, elles, celles de la Sécurité Sociale. Vingt milliards supplémentaires par rapport à l’estimation réalisée il y a cinq ans.
Cent milliards d’euros, c’est 1,5 fois ce que payent les Français au travers de l’impôt sur le revenu. De quoi assurer à l’État un budget en équilibre, puisque les 100 milliards viendraient financer non seulement les 82 milliards du déficit budgétaire, mais également toute la politique publique en faveur de l’écologie (7 autres milliards) et celle de la transition écologique (11 milliards d’euros).

100 milliards d’euros, c’est le montant des niches fiscales

« En 2018, plus de 100 milliards d’euros de niches fiscales », c’est le titre de l’article du journal Le Point de ce jour, ici.
Les niches fiscales ont encore augmenté cette année. Tant et si bien qu’elles ont même dépassé pour la première fois la barre des 100 milliards d’euros en 2018. C’est en tout cas ce que prévoit Bercy, dans une note confidentielle. Selon le Trésor, le montant des niches fiscales atteindrait 100,4 milliards d’euros, soit environ 4,4 % du PIB. Depuis 2012, la somme des avantages fiscaux s’est même accrue de 28 milliards d’euros, principalement à cause du CICE, le Crédit impôt recherche (CIR) étant la deuxième niche fiscale la plus importante. La Cour des Comptes, qui recensait 457 avantages fiscaux différents en 2018, est particulièrement sévère. Au printemps dernier, elle estimait que « l’implication de l’administration est réduite et les propositions de modifications ou de suppressions de niches fiscales sont pratiquement inexistantes, faute notamment d’une évaluation suffisante ». En 2017, les niches fiscales les plus importantes sont le CICE (15,7 milliards d’euros) et le crédit d’impôt recherche (5,5 milliards d’euros), qui bénéficient aux entreprises. Du côté des particuliers, les niches fiscales les plus importantes sont les soutiens aux travaux dans les logements (3,4 milliards d’euros) ainsi que les aides fiscales pour emploi d’un salarié à domicile, garde d’enfant, employé de maison ou professeur d’anglais (4 milliards d’euros sur deux dispositifs). Il n’est quand même pas difficile de constater que l’essentiel de ces niches bénéficient directement aux entreprises et aux classes sociales plutôt aisées.

Fraude fiscale et niches fiscales, mêmes discours, même progression constante et même inaction des gouvernants.
Rien de très étonnant en fait, déficit et endettement sont à la fois un bon prétexte pour les gouvernants amateurs de libéralisation à tout va et une bonne affaire pour l’oligarchie financière et politique.

100 milliards d’euros d’évasion fiscale + 100 milliards d’euros de niches fiscales = un « pognon de dingue », beaucoup de services publics en moins avec beaucoup d’impôts en plus pour les pauvres et les classes moyennes.
Rassurons-nous, le budget de L’État va tenter de s’y retrouver… en contrôlant les chômeurs!

MM.

Internet, à quel prix ?

Tribune critique de Internet établie à partir des travaux et réflexions de Evgeny Morozov et Jaron Lanier.

Si les origines de la civilisation occidentale sont liées à la Grèce antique, l’avenir de la condition humaine est chevillé à la Silicon Valley.
La « Valley » n’est pas seulement synonyme d’innovation technologique et de croissance économique. Elle est le champ luxuriant où s’épanouit une nouvelle idéologie du XXIe siècle, qui vient remplir le vide laissé par la Guerre froide.
Cette idéologie gravite autour d’Internet. Il a fallu plusieurs décennies pour en tisser le récit fondamentaliste, à partir de trames aussi diverses que le libéralisme économique, le techno-mysticisme, les penchants anarchistes et les aspirations utopiques. Elle occupe désormais une place de premier plan dans les conversations quotidiennes, au même titre que les technologies qui l’inspirent. L’idéologie Internet propose une vision quasi religieuse de la façon dont les relations humaines vont se transformer, l’abondance être créée et la transcendance atteinte grâce aux interactions homme-machine.
Ses prophètes voient dans la structure ouverte et décentralisée d’Internet le modèle d’un ordre mondial libre, égalitaire et transparent. Leur texte sacré est la loi de Moore, selon laquelle les ordinateurs « évolueront » à un rythme exponentiel, leur puissance doublant à peu près tous les deux ans. Leur eschatologie est la « Singularité », qui annonce le dépassement prochain des humains par les machines qui élèveront généreusement les simples mortels (ou les téléchargeront tout simplement) dans un «Nirvana informatique».
En attendant, le bric-à-brac de notre existence ordinaire sera maîtrisé grâce à sa quantification en bits et en octets, et transformé en «Big Data» rentable pour l’économie de l’information.

L’idéologie Internet

L’idéologie Internet est facile à railler, mais difficile à rejeter. Cela n’a pas vraiment d’importance si certains l’accusent d’être une « cyber-utopie », si d’autres l’ignorent tout en profitant des avantages pratiques du Web, ou jugent ridicules certains de ses aspects, comme la Singularité. L’idéologie Internet est difficile à déloger car elle ne campe pas simplement un idéal immatériel ; elle est physiquement incorporée dans une infrastructure globale faite de machines, de logiciels, d’entreprises privées et d’institutions publiques.
Cette infrastructure influence notre manière de penser et de se comporter et risque, une fois verrouillée, d’être difficile à changer.

Evgeny Morozov et Jaron Lanier craignent fort qu’en dépit de ses intentions utopiques l’idéologie Internet n’ait des conséquences insidieuses. Comme l’écrit Lanier dans son livre «À qui appartient l’avenir ?», «elle n’est pas l’expression d’une machination diabolique, mais l’effet indirect d’une glorification stupide du fantasme que la technologie devient intelligente au point de se suffire à elle-même, sans les humains».
Tous deux proposent une vision alternative. Ils tiennent à se présenter comme des «cyber-réalistes», plutôt que des «cyber-pessimistes». Ils n’ont aucun problème avec les nouvelles technologies en tant que telles, mais ils s’insurgent contre la manière strictement instrumentale et commerciale dont elles sont aujourd’hui utilisées.

Evgeny Morozov étrille les prétentions messianiques des «geeks» de la Silicon Valley et au-delà. Les livres sur la technologie ne sont pas réputés pour leur humour, mais celui de Morozov est délicieusement sardonique. C’est peut-être la charge la plus drôle et la plus dévastatrice jamais écrite contre la cyber-culture. Et elle est souvent convaincante. Les aboiements de Morozov sont assortis d’études et de statistiques mordantes. Son livre précédent, «L’illusionnisme du Net», contestait l’idée répandue selon laquelle Internet accoucherait inévitablement d’un monde plus démocratique et participatif. Son nouvel ouvrage fustige en lui une icône moderne; il se demande même si parler d’«Internet» a seulement un sens.

Evgeny Morozov s’est construit un personnage de web-sceptique, soucieux de substituer une conception plus flegmatique et plus humaine au délire millénariste régnant en matière de technologies de l’information. Ses cibles sont deux conceptions enchevêtrées, qu’il appelle le «solutionnisme» et l’ «interneto-centrisme».
Le «solutionnisme» est la croyance selon laquelle tous les problèmes peuvent être résolus par la raison et la quantification. Le «solutionnisme» est réductionniste, révère l’efficacité et l’utilité, déteste l’ambiguïté et la complexité. Il a derrière lui une longue histoire dans la civilisation occidentale, et a entraîné des conséquences destructrices. Témoin les planificateurs soviétiques, qui rêvaient de «remodeler les esprits» pour créer un paradis des travailleurs.

Ayant grandi en Biélorussie dans les dernières années de l’URSS, Evgeny Morozov est sensible à la perspective solutionniste. Il repère facilement les analogies entre les précédents des régimes autoritaires et des initiatives apparemment innocentes prises dans le monde d’Internet.
La vogue actuelle de la « gamification », qui transforme les activités quotidiennes en jeux virtuels, récompensant les bonnes performances par la distribution de points et de titres honorifiques, a pour lui des échos cruellement familiers : «Cela me rappelle le penchant des responsables soviétiques pour l’émulation ludique : les étudiants étaient envoyés aux champs pour récolter le blé ou les pommes de terre, et comme la motivation manquait, on leur accordait des points et des titres honorifiques».

Dans son ardeur à créer un «avenir sans friction» en gommant les nuances et les imperfections, le «solutionnisme» aggrave en général la situation, écrit Morozov. Dans le monde d’aujourd’hui, le «solutionnisme» est activé par l’«interneto-centrisme», lequel considère Internet comme bien plus qu’un réseau de réseaux régis par des protocoles communs. Cela devient une entité autonome, avec sa logique et son développement propres, érigée en modèle à suivre : « C’est cette propension à considérer cet être unique comme une source de sagesse et d’aide à la décision qui fait de cet ensemble pas vraiment passionnant de câbles et de réseaux une idéologie séduisante et excitante, peut-être l’idéologie dominante d’aujourd’hui. »

Une conception millénariste du Web

Si cette idéologie «ressemble à une religion, c’est parce que c’en est une».
Ses prosélytes affirment que la structure distribuée non hiérarchique d’Internet favorise «naturellement» la transparence, le partage, la liberté, l’égalitarisme et l’anti-élitisme.
Ils entendent re-configurer la vie en éliminant ses «bugs» grâce aux outils rutilants qu’ils ont élaborés, le tout au nom d’une «révolution Internet» qui raffole de projets radicaux.
Evgeny Morozov objecte que «tous les bugs ne sont pas des bugs ; certains sont des signes particuliers de l’humanité». Il prend la défense des imperfections et des compromis, essentiels à l’épanouissement de l’homme et menacés par une foi perfectionniste enchâssée dans une technologie omniprésente qui l’impose.

Ceux qui incriminent l’idéologie Internet sont habituellement dénoncés comme des « luddites », bientôt promis aux poubelles de l’histoire. Mais, n’était-ce rôle de poubelle, l’histoire ne serait guère présente dans la conception millénariste d’Internet : «L’amnésie technologique et une complète indifférence à l’histoire sont consubstantielles au débat contemporain sur Internet». Il reconnaît que nous vivons une période de mutation profonde, mais rappelle que toutes les révolutions comportent aussi des éléments de continuité importants. Si nous voulons que les technologies répondent mieux à nos besoins, nous devons comprendre leurs origines et leurs principes sous-jacents, de nature historique. Loin d’être unique, et encore moins autonome, Internet est l’expression de choix technologiques faits de longue date, qui doivent être dévoilés et discutés.

Evgeny Morozov souhaiterait ainsi remplacer l’appréhension « essentialiste » d’Internet par des évaluations plus circonscrites, contextuelles et empiriques des technologies considérées individuellement. Il utilise toujours les guillemets pour parler d’« Internet », afin de souligner sa nature construite et non donnée.
Même les critiques d’Internet ont selon lui, cédé sous l’emprise de « l’interneto-centrisme » aux généralisations abusives qui nous détournent d’une relation plus constructive à l’outil.
« Internet » nous a-t-il vraiment rendus plus stupides, selon la formule célèbre de Nicholas Carr ? Certaines de ses composantes, comme Twitter, peuvent indéniablement nous disperser, avec des idées réduites à l’état de petites phrases accrocheuses, mais qu’en est-il d’autres, comme Instapaper qui nous permet de sauvegarder des textes longs pour les lire plus tard, à l’abri des distractions ?

L’essentiel du livre de Evgeny Morozov réfute les clichés de « l’interneto-centrisme ». Il mobilise une impressionnante série de preuves tirées des sciences sociales, de l’histoire, de la philosophie et de la littérature. Morozov affirme que l’idéologie Internet, «influencée par les poches pleines de la Silicon Valley», interdit tout débat de qualité sur les moyens appropriés à la réalisation d’objectifs précis.

Internet n’a pas de propriétés intrinsèques qui en excluent d’autres; le contrôle et la centralisation sont, tout comme les cris de ralliement actuels en faveur de la liberté et de la décentralisation, des moyens légitimes de poursuivre des objectifs démocratiques, selon les circonstances.

Evgeny Morozov y insiste: la foi du réseau dans le quantitatif dénature les processus sociaux et politiques. Les données sont censées refléter la réalité, mais les algorithmes utilisés par Google, Twitter et d’autres fournissent des mesures plus sélectives qu’objectives et peuvent être manipulés pour duper le système.
Les algorithmes sont aussi devenus monnaie courante dans la police, le journalisme, l’éducation et bien d’autres domaines. Mais comme beaucoup d’entre eux sont protégés par la propriété intellectuelle, ils échappent à toute forme de contrôle (Morozov suggère que des tiers puissent être autorisés à les auditer pour en traquer les biais). On en use également pour adapter le contenu des médias au public ciblé.
Les « bulles filtrantes » ainsi produites conduisent à la fragmentation du discours politique, transformant la sphère publique en une ruche d’une confusion assourdissante.

Érosion du sens moral

Rien de tout cela n’incite à la délibération morale ni au comportement éthique, que les technologies Internet déstabilisent encore un peu plus avec leurs procédés d’ingénierie sociale: la généralisation des caméras et des capteurs dans notre environnement connecté et les réseaux sociaux type Facebook mènent à une surveillance sans précédent de notre vie privée. Non seulement nous y laissons notre intimité, mais l’information que nous mettons en ligne peut entraver par ricochet notre liberté. Ainsi des gadgets d’auto-mesure qui permettent à chacun de suivre ses paramètres corporels: les assureurs vont-ils récompenser ceux qui acceptent de partager ces données et pénaliser les autres? De même, estime Evgeny Morozov, la « gamification » est une forme de béhaviorisme qui érode le sens moral. Les « jeux réalistes » permettent certes de réduire sa consommation d’énergie, de perdre du poids et d’améliorer d’autres types de comportement, mais beaucoup le font plus pour les récompenses qui sont à la clé que pour des considérations éthiques ou sanitaires. La plupart de ceux qui pratiquent ces jeux ignorent les arguments de fond en faveur des économies d’énergie ou les causes de l’obésité et mettraient fin à leurs efforts en l’absence de récompenses.

On ne se délivrera jamais du « solutionnisme ». Après tout, la foi moderne dans la raison instrumentale est influencée par la culture et l’éducation et elle n’a pas toujours été aussi répandue qu’aujourd’hui. Pour Evgeny Morozov, nous pourrons réduire l’emprise du « solutionnisme » sur la pensée contemporaine si nous parvenons à affaiblir son principal complice, « l’interneto-centrisme ». Et la technologie elle-même pourrait être conçue pour encourager la délibération critique au lieu de la restreindre.
Alors que les ingénieurs sont formés à rendre invisible le fonctionnement d’un dispositif, Morozov plaide pour qu’ils suscitent la réflexion sur les relations entre société et technologies. Se fondant sur la théorie du « design antagoniste », il les invite à créer des produits qui se comporteraient de manière imprévisible, conduisant les usagers à s’intéresser aux origines, aux objectifs et aux coûts de la technologie. On pourrait ainsi voir apparaître sur les navigateurs des infographies montrant comment Google exploite les informations personnelles des internautes ; ou bien un certain pourcentage des articles en ligne pourrait disparaître des écrans en cas de difficultés financières du journal dont ils sont issus. Si le « solutionnisme » est inévitable, la meilleure solution est de mettre en œuvre un « solutionnisme réflexif » qui stimulerait la pensée critique et offrirait d’autres possibilités.

Le règne de l’amateur

Mais les usagers apprécieront-ils vraiment les « applications erratiques capables de perturber nos habitudes de consommation de l’information » ?
Et qu’en est-il des ressources déjà disponibles pour combattre les idéologies dénoncées par Morozov ?
La délibération informée en ligne est loin d’avoir disparu et il n’y a aucune raison de penser qu’elle ne peut coexister avec les attitudes simplistes et les réflexes béhavioristes et les tempérer. En fournissant de l’information mais aussi un lieu d’expression critique, le Web encourage les amateurs de questionnement autant que les « solutionnistes ».

Evgeny Morozov fait un peu bon marché du pouvoir qu’a l’internaute lambda de bousculer les projets réductionnistes et de penser par lui-même. Il a une piètre opinion des critiques littéraires amateurs et craint que le programme anti-élitiste de « l’interneto-centrisme » ne conduise au remplacement des experts par les dilettantes : «Le commun des mortels veut surtout raconter sa propre expérience, pas donner du sens à une œuvre».

La présentation de « l’interneto-centrisme » par Evgeny Morozov comme une quasi-religion venue de Californie pourrait sembler fantaisiste, mais elle est corroborée par Jaron Lanier dans son livre «À qui appartient l’avenir ?». Chercheur en informatique de la Silicon Valley, Jaron Lanier a été l’un des pionniers de la réalité virtuelle dans les années 1980. Il admet avoir été membre de la génération apostolique qui a forgé le credo d’Internet comme synonyme de liberté, d’abondance et d’évolution spirituelle pour tous : «Je n’écris pas à propos de gens que je ne connais pas, mais d’un monde que j’ai contribué à créer».
Lui aussi affirme que la loi de Moore est «le principe directeur de la Silicon Valley, comme si les dix commandements n’en formaient plus qu’un seul».
Et il ajoute que les discussions sur l’immortalité et la Singularité « imprègnent tant la culture de Silicon Valley qu’elles font partie intégrante de l’atmosphère ».

Potentiel humaniste de la technologie

Aujourd’hui, Jaron Lanier se repent de sa foi passée, mais continue d’exalter le potentiel humaniste de la technologie. Comme Evgeny Morozov, il pense que les « scénarios utopiques insensés » de l’idéologie Internet cachent des failles systémiques dans l’orientation prise par les technologies en réseau. Il nous faut de toute urgence réfléchir globalement à leurs effets de long terme, car «les technologues numériques instaurent les nouvelles routines qui régissent notre manière de vivre, de faire des affaires, et de faire à peu près tout».

Quand Evgeny Morozov se concentre sur les présupposés philosophiques d’Internet, Jaron Lanier explore ses dimensions économiques. Lui aussi perçoit des tendances totalitaires cachées derrière l’idéologie séduisante de la liberté et de l’autonomie individuelle.
L’information n’est libre qu’en apparence. En réalité, les usagers fournissent des informations personnelles aux entreprises et reçoivent des services en retour, c’est une forme de troc. Mais les entreprises transforment cette information en monnaie sonnante et trébuchante, une fois re-conditionnée en ce «Big Data» qu’ils vendent aux annonceurs. Et elles deviennent fabuleusement riches, tandis que les usagers se contentent de clopinettes, des livres à bas prix sur Amazon, de la musique gratuite sur Pandora, etc. La valeur monétaire que les internautes apportent à l’économie de l’information est à la fois «hors bilan» et dans la poche des entreprises.

Il en résulte une disparité croissante de richesse et de pouvoir.
Quelques grandes firmes, comme Google et Facebook, à même d’engranger plus de données que d’autres sur les usagers, se transforment selon Lanier en «Serveurs Sirènes», qui monopolisent l’économie de l’information. À mesure que l’industrie et les services passent au numérique, les «Serveurs Sirènes», dans leur quête d’une efficacité dictée par le marché, détruisent de plus en plus d’emplois sans les remplacer.
Les secteurs de la santé, de l’éducation et même du transport (si Google et Stanford parviennent à mettre au point la voiture sans conducteur) connaîtront le sort de l’industrie musicale, dont les effectifs ont été substantiellement réduits par la numérisation. L’industrie manufacturière en sera sans doute aussi victime, si l’impression 3D devient exploitable. Le monde de la finance a déjà succombé aux «Serveurs Sirènes» et à leurs ingénieux algorithmes que Jaron Lanier rend responsables de la crise financière de 2008. Il annonce que les réseaux continueront à perturber l’économie, qu’ils balaieront au passage les classes moyennes, incitant à l’insurrection. Or les apprentis sorciers de la Silicon Valley et de ses satellites sont parfaitement inconscients de leur impact destructeur, envoûtés par leur foi dans le progrès ininterrompu et l’abondance universelle qu’engendre la mue technologique.

Tout en admirant l’analyse que faisait Karl Marx de l’exploitation économique, Jaron Lanier, comme Evgeny Morozov, ne veut pas du communisme («Ma femme a grandi à Minsk, en Biélorussie, et je suis totalement et définitivement convaincu de l’absurdité du système»).
Il estime que le capitalisme et les classes moyennes dont il dépend, ne peut être préservé qu’en monétisant la totalité de l’information, pas seulement celle vendue par les «Serveurs Sirènes» aux annonceurs, mais aussi celle fournie aux Services par tout un chacun.

Si un individu offre une information dont une entreprise tire profit, il doit percevoir un micro-paiement afin que soit rétabli un certain degré de parité dans le système. Il nous faudrait payer pour avoir accès à une bonne partie de l’information en ligne, mais nous serions payés en retour. Pourquoi pas?
Lanier laisse pour plus tard la question des modalités de mise en œuvre d’un dispositif aussi complexe tout en estimant la chose techniquement possible.

Jaron Lanier comme Evgeny Morozov le démontrent : la corne d’abondance numérique, dont l’idéologie Internet voudrait nous faire croire qu’elle est un cadeau du ciel, a un coût caché; un coût important en terme de libertés individuelles, de qualité et de véracité de l’information échangée, un coût économique pour tout un chacun qui va à l’encontre même des principes économiques dont Internet se revendique, surtout un coût politique et au final un surcoût inquiétant à l’exercice serein de la démocratie.

MM.

Contrôler, un peu, sans sanction, c’est mieux !

Contrôler, un peu, sans sanction, c’est mieux !
Revenons rapidement sur l’affaire de l’IME de Moussaron suite à une rencontre récente, organisée par les deux lanceuses d’alerte de ce dossier (dénonciation de maltraitance sur enfants handicapés), Bernadette Collignon et Céline Boussié, toutes deux accompagnées de représentants syndicaux, et l’ARS (Agence Régionale de Santé).

L’article de La Dépêche «Maltraitance à l’IME de Moussaron : les lanceurs d’alerte dénoncent l’impunité de la direction» (ici), rappelle les circonstances et le contexte de cette rencontre ainsi que la nature des questionnements et des échanges entre les deux parties.

Frapper à la porte des autorités de contrôle ?

Si lancer une alerte reste une bataille de long terme aux conséquences ravageuses pour le lanceur, il est bon ton de souligner la responsabilité de ceux qui en support à l’exercice de votre profession, sont chargés d’une part de vous écouter, d’autre part de vérifier vos dires et auxquels cas, outre prendre en temps et en heure les mesures adéquates que tout professionnel est censé attendre de leur part, se sentir à minima concernés par les suites à donner à un dossier où nombres de lignes rouges ont été franchies.

Nous profitons donc de cet événement pour rappeler que les comportements de l’autorité de contrôle de la profession dénoncés par les lanceuses d’alerte est malheureusement chose courante quel que soit le secteur d’activité, et demeure sans doute l’un des éléments essentiels à la solution de la situation des lanceurs d’alerte.

Les autorités de contrôle, efficientes ?

Mieux vaut prévenir que guérir, dit-on habituellement. On n’en demande pas tant, encore que… la pratique de contrôles non planifiés et totalement impromptus serait déjà une bonne façon de prévenir.
A défaut, lorsque les symptômes sont identifiés, ou que l’on est alerté de leur éventuelle existence, la moindre des choses serait de prendre les mesures nécessaires pour s’assurer une guérison rapide et efficace. Tout ceci semble tellement évident que l’on a tendance à l’oublier : effectuer des contrôles « surprises » pour prévenir, déceler les dysfonctionnements par des contrôles approfondis, y mettre fin par des injonctions, et sanctionner ceux qui ont fauté.
Car au final, les contrôles ne sont nécessaires que s’ils veillent en même temps à la prévention et à l’exemplarité, seule façon de créer une culture de la déontologie et leurs organes utiles que s’ils sont respectés et que leurs décisions permettent d’améliorer les comportements.

De la théorie à la pratique

Dans la vraie vie, nous en sommes très loin.
➡️ Comment veut-on qu’un organe de contrôle qui prévient le futur audité plusieurs mois à l’avance de sa venue soit pris au sérieux, quand il n’informe pas préalablement des informations dont il voudra prendre connaissance ?
➡️ Comment veut-on qu’il soit à la fois respecté et que sa mission permette de changer les comportements quand, même devant l’évidence, il ne prend jamais de sanctions ?
➡️ Comment veut-on que ceux qui sont en charge au sein de l’entreprise de s’assurer du respect des dispositions légales se sentent concernés, quand l’autorité de contrôle dont ils peuvent eux-mêmes dépendre, ne remplit pas ses propres obligations en transmettant à la justice les affaires les plus graves ?

Rappelons-le, l’alerte dans l’IME Moussaron a longtemps été lancée, puis étouffée jusqu’à ce qu’elle réapparaisse au grand jour, reportage à l’appui confirmant l’ensemble des déclarations.
La dernière lanceuse de ce même dossier, la seule reconnue en tant que telle par la justice (ici), elle, n’a pas diffamé. Sans doute, les images l’ont sauvée.
Et ?
Rien.

On aurait pu s’attendre à ce que l’ARS prenne enfin ses entières responsabilités jusqu’à déposer plainte auprès du Procureur Général de la République au regard des faits graves dénoncés par les lanceuses. Il n’en est rien non plus.
« L’ARS nous a répondu qu’ils ne pouvaient pas le faire pour des faits antérieurs » dixit Xavier Guiot, présent au rendez-vous.
L’ARS, aurait-elle donc, elle aussi, manqué à ses devoirs ?
Quoi qu’il en soit, elle a contrôlé à nouveau en avril dernier et assuré aux lanceuses, que la gestion de l’IME s’est améliorée.
Contrôler, un peu, sans sanction, c’est mieux !

Conséquences

Les manquements à la loi et les comportements inappropriés ne diminueront pas, car ceux qui les commettent ne se sentent pas menacés et ceux en mesure d’y mettre fin, ne s’en sentent pas obligés.

Sans des autorités de contrôle dotées de véritables pouvoirs et démontrant surtout une volonté réelle à la fois d’éducation par ses actions de préventions et de sanctions par des décisions rapides et exemplaires, il y a peu de chance que la situation évolue favorablement.
Par nature même, l’entreprise, si elle sait qu’elle n’a pas grand-chose à craindre, privilégiera toujours son intérêt direct et sa renommée à la dénonciation de comportements déviants.
La composition de toutes ces autorités de contrôles d’une part et les pouvoirs d’investigation et de sanction octroyés par le législateur d’autre part, sont les deux axes sur lesquels toute évolution positive doit s’ancrer.

En vérité ne perdons pas de vue qu’avec des autorités de contrôle dignes de ce nom, une multitude d’affaires n’auraient pas même besoin de lanceurs d’alertes, ou en tous les cas pour un temps très limité, ce qui leur permettrait de revenir rapidement à une vie normale et de ne pas subir indéfiniment la peine du juste.

MM.

Le revenu universel, une idée à suivre ?

En visite au Brésil en 2011, Barack Obama se vit remettre une lettre du président du Basic Income Earth Network (BIEN). Co-signée par l’économiste belge Philippe Van­Parijs, cette lettre attirait l’attention du président américain sur un fait peu connu: « le Brésil est le premier pays au monde à avoir adopté une loi visant à l’instauration progressive d’un revenu de base universel pour l’ensemble de la population ». Votée en 2004 par tous les partis à l’instigation d’un sénateur de gauche, cette loi donne à toute famille dont les revenus sont inférieurs à un certain seuil, le droit de toucher une somme mensuelle par enfant, à condition que celui-ci soit vacciné et scolarisé.

De l’avis général, cette mesure, baptisée « Bolsa Família », a contribué à réduire les inégalités et n’a pas entamé l’incitation au travail.
À tort ou à raison, elle est considérée comme un premier pas vers un véritable revenu universel, tel qu’il en existe dans l’État d’Alaska : une même somme versée individuellement à chaque habitant d’un pays, sans condition, quel que soit son niveau de revenu et de richesse. Introduite en 1976 par un gouverneur républicain (manne pétrolière aidant) cette mesure contribue à faire de l’Alaska l’un des États américains où la pauvreté est la moins répandue et les inégalités les moins fortes.

Le revenu universel, une curiosité politique

➡️ Détracteurs
L’idée d’un revenu universel est le plus souvent considérée comme une lubie d’utopistes bien (ou mal) pensants. Le revenu universel « incite à vivre aux dépens des autres », affirme ainsi l’économiste libéral Pascal Salin. Une mesure « intellectuellement simpliste, socialement perverse et politiquement impraticable », tonne Nicolas Colin, fondateur de The Family, un « accélérateur de croissance pour les start-up du numérique ». Naguère jugé désincitatif et contre-productif par l’économiste de gauche Edmund Phelps, Prix Nobel d’économie, il vient d’être estimé irréaliste par Policy Network, un think tank social démocrate britannique. Et se voit également rejeté par des analystes de gauche comme l’économiste français Denis Clerc.

Néanmoins, le concept de revenu universel mérite un examen attentif.

➡️ Partisans
C’est au minimum une curiosité politique, car il recrute des partisans sur tout l’échiquier, de l’extrême droite à l’extrême gauche. Aux États-Unis par exemple, l’un de ses défenseurs les plus déterminés est Charles Murray, un néoconservateur situé à la droite de la droite. Il lui a consacré un livre en 2006 et revient régulièrement à la charge. À ses yeux, sauf dans les petits pays très consensuels d’Europe du Nord, les systèmes de protection sociale mis en place au lendemain de la Seconde Guerre mondiale ont épuisé leurs vertus. Leurs défauts sont tels qu’ils sont devenus « autodestructeurs », car ils génèrent un gouffre financier inévitablement croissant et « dégradent les traditions de travail, d’épargne et de bon voisinage ». Au grand dam des militants de gauche, Murray voit dans le revenu universel un substitut pur et simple de l’État providence, permettant de supprimer toutes les prestations sociales existantes.

À l’autre bout de l’éventail, on peut citer le Français André Gorz, qui préconisait en 1988 un revenu universel de niveau élevé, pour « libérer la production de soi des contraintes de la valorisation économique ». Et, aujourd’hui, le Français Julien Dourgnon, ancien conseiller politique d’Arnaud Montebourg et actuel conseiller de Benoît Hamon. Dans un entretien récent, il cite Karl Marx et l’ancien ministre grec des Finances Yanis Varoufakis, s’en prend au « capitalisme salarial » et propose le revenu universel pour « sortir de la spirale infernale productiviste ».

🔴 Un ovni de la politique économique, donc.
Comme le faisait observer en l’an 2000 l’éditorialiste de droite Samuel Brittan, les partisans du revenu universel s’appuient sur des justifications très variées et proposent des schémas extrêmement divers.
Au chapitre des justifications, citons pêle-mêle : le souci d’éliminer la pauvreté, la réduction des inégalités, le souhait d’en finir avec les contrôles humiliants liant l’octroi de prestations à diverses conditions, l’objectif de fonder la société sur une autonomie maximale de l’individu (concept de « liberté réelle »), le rééquilibrage des comptes de la protection sociale, la simplification du système fiscal et redistributif, la réduction du rôle de l’État dans l’économie, la volonté de trouver un remède à un marché du travail fragilisé par le numérique, l’ambition de concilier marché du travail et économie de décroissance ou du moins « soutenable », le désir de donner un nouveau moyen d’autonomie aux femmes…

De droite à gauche : le choix des cibles

Selon son orientation politique ou ses préférences philosophiques, le promoteur du revenu de base va privilégier deux ou trois de ces objectifs au détriment des autres et en tirer des conclusions toutes différentes sur la nature du schéma à tracer.

Un partisan de droite peut par exemple à la fois insister sur le souci d’éliminer la pauvreté et rejeter l’objectif de réduire les inégalités.
Un partisan de gauche peut à la fois promouvoir la liberté réelle et défendre l’idée d’un accroissement des prélèvements obligatoires.

Souvent considéré comme le père du concept, le révolutionnaire Thomas Paine l’envisageait non seulement comme un moyen de réduire la pauvreté, mais aussi comme un juste retour pour les hommes que la civilisation a peu à peu privés de leurs droits de propriété sur la nature. Le revenu universel est donc un instrument de justice destiné à compenser une spoliation collective.

Cette forme de justification se retrouve sous différentes plumes plus proches de nous. Ainsi, le Prix Nobel d’économie Herbert Simon expliquait en 2000 que tout citoyen défavorisé par son lieu ou son milieu de naissance a droit à une juste compensation de la part de la société (ou, concernant les habitants des pays pauvres, de la part de ceux des pays riches). Aujourd’hui, on voit même des entrepreneurs de la Silicon Valley défendre l’idée d’un revenu universel comme un droit à une juste compensation de la part de la société numérique. Un « dividende numérique » serait dû à tous les laissés pour compte réels ou potentiels de la robotisation et de l’intelligence artificielle.

Le revenu universel : la solution ?

✅ Le revenu universel pourrait s’avérer être un excellent outil pédagogique pour qui souhaite penser ou repenser de fond en comble le système de protection sociale et la fiscalité d’un pays.
Dans les démocraties, les luttes électorales sont largement fondées sur les moyens de remédier aux dysfonctionnements de ces dispositifs, résultats d’une accumulation de mesures prises au cours du siècle précédent.
✅ L’idée du revenu universel court circuite toutes les idées de réforme pour inviter à une remise à plat et avancer la possibilité d’une révolution dans la façon de penser la société de demain.
✅ Elle invite aussi à procéder à des expérimentations nouvelles, comme celle que la Finlande a engagé en 2017. Et, en même temps, elle contraint l’utopiste à se confronter à la dure réalité des chiffres. Un exercice astreignant, qui rappelle à chaque pas l’obligation d’examiner la question, guère triviale, de savoir s’il ne vaut pas mieux, malgré tout, chercher à améliorer le système existant plutôt qu’à le faire imploser.

Réfléchissons-y.

MM.