Lettre à Macron: les lanceurs d’alerte ne vous ont pas attendu

Nous pouvons discuter de la forme de la « Lettre au Français » … mais à notre sens, ceci disqualifierait d’entrée l’exercice.
Par définition, débattre sur la base des sujets autorisés par l’une seule des parties, est la négation d’un débat. Ce n’est pas une lettre qu’il fallait envoyer aux français, mais plutôt un QCM ! Quitte à faire les questions, autant choisir les réponses possibles.

Sur le fond, nous ne savons pas trop ou nous ne savons que trop bien. Parce que tout ceci entraîne la peur, celle qui confirme un peu plus, à chaque affaire, à chaque décision ou mesure, que nous vivons dans deux mondes différents.
Vous dîtes « Le sens des injustices y est plus vif qu’ailleurs »; « Tous voudraient un pays plus prospère et une société plus juste »; « La société que nous voulons est une société dans laquelle pour réussir on ne devrait pas avoir besoin de relations ou de fortune, mais d’effort et de travail », et nous vous en passons d’autres !

Avez-vous pour autant compris que ces sentiments sont nés et ont été exacerbés par des décennies de politiques économiques libérales et injustes? Par une corruption endémique de la classe politique ? Par des corps intermédiaires démissionnaires ? La liste serait longue et ne serait sûrement pas à la hauteur des sujets imposés au « débat ».
Pour preuve, la troisième assertion reprise ci-dessus : Benalla et autres serviteurs, ça vous parle ? Il suffit de se plonger dans les parcours professionnels et les cursus universitaires de certains ministres et députés du « nouveau monde » pour se convaincre que les passes-droits sont devenus des passes partout.
Devenu start-up nation, l’État en copie ses fondements : médiocratie, copinage et corruption gouvernent ce monde. Et le « débat » ne le changera pas : aborder le sujet du budget de l’État reste une discussion sur les seules dépenses et l’utilité des services publics. Quid des recettes ? Peut-on « discuter » de la fiscalité visant certains types de revenus ? Apparemment non, ça n’était pas prévu dans le QCM… La fraude fiscale pareil, elle n’y avait pas sa place.
Nous allons nous arrêter là. Pour le constat nous ne vous avons pas attendu et malgré neuf samedis de mobilisation vous ne semblez toujours pas en avoir pris conscience. Mauvaise volonté ? Comme on dit, poser la question c’est déjà commencer à y répondre.

Si vous vous étiez un jour, ne serait-ce que quelques minutes, intéressé aux lanceurs d’alerte ces dix dernières années, vous auriez pu faire bien avant le constat posé aujourd’hui sur feuille blanche. Vous auriez même eu des débuts de solutions aux questions que vous posez aux français sachant que débattre est une autre affaire.
Mais sans doute pour vous un lanceur d’alerte est une relique du vieux monde : désintéressé, honnête, respectueux des règles et lois, soucieux de justice… autant de comportements qui n’ont pas leur place dans la start-up nation, ce nouveau monde.

En partant de simples constats, fruits de leurs expériences, de la violence subie, du traitement interminable et trop souvent scandaleux de leurs dossiers, confrontés à l’incompétence volontaire des autorités de régulation et de contrôle, à la lâcheté des corps intermédiaires, à une justice quasi absente même quand l’intérêt général est manifestement en jeu, les lanceurs d’alerte ont retenu la leçon depuis bien longtemps.
Alors à quoi bon « débattre » puisque la démocratie en passe d’être vendue est celle du « cause toujours tu m’intéresses » ?
«Dites-nous ce dont vous avez besoin, nous vous dirons comment vous en passer» aurait répondu Coluche s’il avait reçu cette lettre. Les lanceurs l’ont malheureusement bien intégré.
Dès lors, comme vous, nous pouvons continuer à faire semblant de débattre, histoire de maintenir l’illusion d’une démocratie qui fonctionne…

MM.

Mercantiliser son propre entendement

«On ne peut pas être juge et partie» nous dit l’adage populaire. Mais peut-on être juge et juge ? Question bizarre de prime abord, sans sens, mais loin d’être sans intérêt.

Alternatives Économiques nous raconte dans son édition du 18 Avril « Des magistrats de la Cour de cassation juges et parties? » (ici), une histoire qui ne manque pas de piquant.
Nous nous retrouvons au centre de nos préoccupations : celui qui juge, celui qui contrôle, celui en charge de vérifier l’effective mise en œuvre de dispositions réglementaires, est-il lui-même en situation de remplir son rôle en toute indépendante et dans l’intérêt de tous?
L’histoire du jour est d’autant plus emblématique qu’elle ne concerne pas un tribunal correctionnel de sous-préfecture, une énième affaire de pension alimentaire, ou un litige de voisinage. Entre en scène la Cour de Cassation, ses magistrats de la chambre sociale pour être plus précis, dont les décisions sont de «cassation sans renvoi» donc sans possibilité d’appel pour le plaignant.

Reprenons le cours de notre histoire : elle concerne l’arrêt du 28 février 2018 de la chambre sociale de la Cour de Cassation concernant la filiale française du groupe néerlandais Wolters Kluwer (ci-après WKF) (qui édite entre autres des publications de Liaisons sociales et de Lamy).
Les magistrats ont rendu en l’espèce un arrêt très défavorable aux salariés, confirmant un virage pro-entreprise de la chambre sociale.
«Au cœur de l’affaire, un montage financier, répondant au nom de code « Cosmos », réalisé en 2007 lors de la fusion de plusieurs filiales françaises du groupe, réunies au sein de Wolters Kluwer France (WKF).
La nouvelle entité juridique a alors été contrainte de contracter un emprunt de 445 millions d’euros auprès de sa maison mère, la holding à Amsterdam. Jusque-là, rien d’illégal, si ce n’est que les intérêts d’emprunt, extrêmement élevés (fixés à l’époque à 7,3 %) pour une opération intragroupe, ont eu pour conséquence de littéralement siphonner la participation des salariés français pendant de nombreuses années, ce complément de revenus pouvant selon les exercices se monter jusqu’à trois mois de salaires par salarié»
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«Un emprunt dissimulé aux représentants du personnel, car il a été souscrit en juillet 2007, juste après la restructuration, au moment où la nouvelle société WKF n’avait pas de comité d’entreprise (il sera reconstitué deux mois plus tard). L’opération Cosmos a également entraîné un gain fiscal pour la maison mère. La cession des titres Lamy et Groupe Liaisons (bénéficiaires à l’époque) a permis la distribution de dividendes à hauteur de 555 millions d’euros perçus en 2008 par la maison mère WKI NV. Une aubaine. Le taux d’impôt sur les sociétés de 15 % aux Pays-Bas étant plus favorable qu’en France (33 % en 2007)».

Les syndicats de WKF ont alors entamé une longue bataille judiciaire à l’issue de laquelle la cour d’appel de Versailles leur a donné raison, le 2 Février 2016. Au vu du contenu du dossier, dans un climat plutôt marqué par la lutte contre l’optimisation fiscale agressive, les salariés et leurs syndicats espéraient une confirmation de cette décision d’appel par la Cour de Cassation.
«C’est tout le contraire qui s’est produit. Les juges ont estimé que les salariés auraient dû contester le calcul de la réserve de la participation alors certifié par un commissaire aux comptes. Faute de l’avoir fait, les syndicats ont subi un sérieux revers – «quand bien même l’action des syndicats était fondée sur la fraude et l’abus de droit invoqués à l’encontre des actes de la gestion de la société », justifient les juges».

Oui, nous vous rassurons, vous avez bien compris. Comme nous, vous pensiez que la fraude est systématiquement condamnée conformément à l’adage «fraus omnia corrompit» qui prévaut généralement dans toute décision de jurisprudence. Et bien non, en d’autres termes cet arrêt laisse entendre que même si un montage financier est frauduleux, il peut quand même prospérer.
«Cela peut vouloir dire que la fraude ne fait plus exception à toutes les règles, explique de son côté le professeur de droit Gilles Auzero… Les salariés ne pourraient donc plus contester parce qu’il y a une attestation du commissaire aux comptes. Mais ce n’est pas l’attestation elle-même qui est en cause. Un commissaire peut légitimement dire que le bénéfice net est égal à zéro et qu’il n’y aura donc pas de participation. Ce qui compte, c’est ce qui s’est passé en amont et par quel montage cette participation est devenue nulle».

Cette décision est un coup porté aux salariés de WKF mais plus largement aux opposants des pratiques d’optimisation fiscale agressive.

Dont acte 1. La plus haute institution judiciaire française nous instruit : la fraude ne fait plus exception à toutes les règles, même si un montage financier est frauduleux, il peut continuer à prospérer ! Fraudeurs en tout genre, vous pouvez retourner tranquillement à vos occupations…

Mais l’histoire ne s’arrête pas là. «Les juges, à commencer par le président de la chambre sociale, Jean-Yves Frouin, le doyen Jean-Guy Huglo et la conseillère Laurence Pécaut-Rivolier, qui ont statué sur cette affaire (3 magistrats votants sur six) connaissent bien Wolters Kluwer France. Ils y interviennent régulièrement dans le cadre de conférences et de colloques payants organisés par le groupe pour un public essentiellement composé de juristes et de DRH ».
Ces interventions sont bien évidemment rémunérées.
Première question : pourquoi la direction de WKF n’a-t-elle pas réagi lorsqu’elle a pris connaissance de la composition de la Cour ? On vous le donne en mille : elle n’y a vu aucun problème de déontologie !
Deuxième question alors : comment se fait-il que des juges ne se déportent-ils pas lorsqu’ils ont à juger une affaire dont ils connaissent les protagonistes ? On vous le donne en mille : ils n’en ont pas l’obligation ! Décidément le monde est bien fait…

Il reste cependant encore quelques juristes pour s’en offusquer : «C’est plutôt un gros problème, sévère même, estime un professeur de droit. Les magistrats doivent faire preuve d’impartialité subjective (et non seulement objective). Ils ne doivent pas avoir de parti pris. Or, comment s’en assurer lorsqu’on touche une rémunération ?».
Laissons sur cette question le dernier mot au juriste Alain Supiot, Professeur au Collège de France : «Je suis de ceux qui s’entêtent à défendre le dogme (d’une recherche indépendante) et à considérer que la liberté de pensée ne doit pas être confondue avec la liberté du commerce. Oser se servir de son propre entendement, pour reprendre ici la célèbre de Kant, ce n’est pas la même chose que d’en user à but lucratif. Et pour la doctrine, comme pour la recherche scientifique dans son ensemble, ce n’est pas seulement une liberté, mais c’est aussi un devoir».

Dont acte 2. Les règles déontologiques c’est pour les autres, on peut être juge et juger soi-même ce qui est juste. On peut bien être à la fois juge et juge…

Tout ceci doit sans aucun doute nous faire peur et nous forcer à porter un autre regard sur le monde judiciaire.
Nous avons en effet trop tendance à l’appréhender au travers de ses moyens et budgets. Certes totalement insuffisants (toutes les statistiques comparatives européennes le prouvent) et sans doute la cause de la plupart de ses dysfonctionnements mais nous devons également porter un regard sociologique sur le corps judiciaire, faisant appel à Foucault et Bourdieu.
Qui est le juge ? d’où parle t-il ? De qui se fait-il le porte voix ? Autant de questions qui doivent nous permettre de mieux comprendre le fonctionnement de la justice. Le présent cas évoqué se prêtant largement à cet exercice.

MM.