Liberté d’informer: à quoi servent les lois ?

MetaMorphosis a extrait du débat sur « la liberté d’informer en danger » du journal Le Média (dont vous trouverez l’intégralité ici), les réflexions de Jean-Baptiste Rivoire, qui, sur la base de ses expériences à Canal+, avec le CSA et du vécu de ses confrères, nous fait part de son analyse sur la liberté de la presse, l’utilité des garde-fous, des lois existantes et celles à venir.

Si malgré les lois il ne se passe rien, si le cas Canal+ semble être perçu par beaucoup comme étant un cas isolé, ne serait-ce pas là, ici, une erreur fondamentale de le penser ?

Si le fait d’aboutir à « Rien » est le fin mot de l’histoire, entre méthodes de dissuasion, pressions exercées, liberté d’informer bafouée, ce « rien » est déjà quelque chose… sans doute les prémices d’un droit à l’information et d’une démocratie déjà en danger.

MM.

L’intérêt général, une notion en crise

Vaste débat que nous souhaiterions mener, avec toute la conscience de sa difficulté.

La question est : la satisfaction des revendications (on ne se pose pas ici la question de leur légitimité) de certains, l’amélioration de leurs conditions de travail et d’existence, contribuent-elles à l’amélioration des conditions de tous ?
S’il est vaste, ce questionnement est très concret puisqu’il nous interroge quelque part sur la notion d’intérêt général.
Les intérêts de certains font-ils l’intérêt de tous ? Est-on dans une approche moderne de l’intérêt général ou dans sa conception d’ancien régime, celle du bien commun ?
Par nature, ce qui relève de l’intérêt général doit être en mesure d’impacter la vie de chacun. Défendre la cause de la déforestation où qu’elle soit, procède de l’intérêt général car nous savons aujourd’hui, scientifiquement, que chaque espace déforesté a une incidence négative et peut-être irréversible sur la planète entière et sur chaque individu, où qu’il soit et quel qu’il soit.
Par contre, quand des politiques défendent l’idée de privilégier une catégorie sociale sous prétexte que l’amélioration de sa propre condition impactera positivement tous les membres de la société, font-ils œuvre d’action en faveur de l’intérêt général ?
Assurément non, l’amélioration de la santé des uns ne fait pas nécessairement le bonheur de tous. L’argument tenu par les défenseurs de ce type de postulat repose en réalité sur la notion de bien commun. Certains biens seraient donc considérés faire parti d’un patrimoine commun (par exemple la santé des entreprises pour certains, la santé tout court pour d’autres) ce qui justifierait que la satisfaction de leur bien-être soit indiscutable car répondant à un besoin commun. C’est une vision en fait très «entrepreneuriale» de l’intérêt général où celui qui possède du capital, un savoir, une pratique, une technique… serait aussi le détenteur d’une vérité commune à laquelle l’ensemble de la société devrait adhérer. Nous sommes très loin de l’intérêt général des Lumières qui est la négation même de la propriété individuelle, professionnelle, sectorielles ou corporatiste.

Faisons un petit détour par l’actualité pour essayer de comprendre comment cela s’enchaîne dans les discours et dans les faits.

El Mundo du 11 Juin 2018, sous le titre « 18 condenados por la financiación ilegal del PP valenciano », ici, nous informe de la condamnation de 18 politiciens espagnols dans l’affaire du financement illégal du Parti Populaire de Valence en Espagne, notamment au travers du blanchiment d’argent d’activités illégales. Cette affaire et d’autres ayant touché le parti de la droite espagnole expliquent la destitution récente du gouvernement par une motion de défiance du parlement. «El Partido Popular de la Comunidad Valenciana financió ilegalmente las campañas para las elecciones municipales y autonómicas de 2007 y las generales del 2008 a través de la tramaGürtel. Así lo da por probado el Juzgado Central de lo Penal de la Audiencia Nacional, que este lunes ha impuesto penas de prisión que van desde los cuatro meses a los seis años y nueve meses a 18 de los 20 acusados en el juicio a la rama valenciana de la trama corrupta. La sentencia condena por tres delitos electorales (municipales, autonómicas y generales), así como por falsedad documental continuada y por fraude fiscal».
L’argumentaire des juges est pour le moins intéressant: ce n’est parce qu’un parti politique défend, par son existence même, la possibilité d’un droit fondamental, d’un véritable intérêt général en démocratie, celui de pouvoir voter pour des forces diverses, qu’il est en droit de s’exonérer des obligations qui s’imposent à tous. Le parti défend ainsi un bien commun à tous mais dans son seul intérêt.
Une fois de plus, la santé des uns, ne fait pas le bonheur de tous, pire elle peut violer ce qui fait que l’intérêt général existe, la loi.

Ce n’est pas la même musique au Mexique. Le New-York Times, dans son édition du 11 Juin 2018 titre «Mexico Could Press Bribery Charges. It Just Hasn’t.», ici.
Nous parlons ici du plus grand scandale de corruption de l’histoire de l’Amérique du sud, du nom du géant brésilien de la construction Odebrecht, qui a déjà déstabilisé bon nombre de pays du continent et envoyé en prison de multiples protagonistes, hommes d’affaires et politiques. «Mexico’s government has enough evidence to charge officials connected to one of the biggest corruption scandals in Latin American history. But it is refusing to bring charges because they might hurt the governing party ahead of presidential elections, according to three people with direct knowledge of the case».

Il ne se passera donc rien au Mexique, seule exception continentale avec le Vénézuéla.
La justification, pour scandaleuse qu’elle soit, nous ramène à notre sujet. À la vieille d’élections présidentielles importantes, dans un contexte de relations tendues avec le puissant voisin américain, et au regard de l’instabilité que connaissent d’autres pays touchés par le même scandale, les politiques locaux nous expliquent sans sourciller que, dans l’intérêt de la démocratie mexicaine, il est préférable de ne pas mener les investigations à leur terme.
Elle a bon dos la démocratie, mais en tant que français, il semble difficile de faire la morale, nous ne sommes parfois pas très loin en matière de justifications. On arrive là à un parfait mélange de l’intérêt général et du bien commun, une symbiose parfaite entre ce qui est bon pour les détenteurs d’un pouvoir (ce pourrait être les détenteurs d’un savoir, d’un capital, d’une pratique professionnelle…), disposé à s’auto-absoudre pour le bien de la défense de l’intérêt général par excellence, la démocratie.

Même si ces deux exemples sont de prime abord « extrêmes », ils nous semblent mettre en perspective le questionnement de l’intérêt général qui reste central à l’exercice de la res publica. Notre démocratie est sans doute malade de la perte de sens de cette notion fondamentale, les intérêts catégoriels multiples prenant de plus en plus le pas, pour des motivations sans doute légitimes, sur le général, transformant chacun de ces intérêts en autant de biens communs, décrétés ainsi par celui ou ceux qui en sont les possédants.
L’intérêt général ne peut en aucun cas s’exercer, s’exprimer ou se résoudre comptablement faute de quoi il perd l’un de ses attributs principaux, le désintéressement. C’est bien pour cela que toutes les définitions touchant les lanceurs d’alerte s’attachent à conditionner ce type d’action à la défense de l’intérêt général et, en même temps, au caractère désintéressé de la démarche. Là où la comptabilité cherche à catégoriser, l’intérêt général décloisonne, casse les barrières. Ils sont donc incompatibles.

MM.

Tristes anniversaires

Reality Winner est en prison depuis une année.
The Intercept du 03 Juin 2018 «Reality Winner Has Been in Jail for a Year», ici, y revient en mettant en parallèle les situations respectives de Paul Manafort, ancien chef de campagne de Donald Trump, et de Reality Winner.
Le premier est au centre des investigations du procureur spécial Robert Mueller sur les interférences supposées de la Russie dans la dernière élection présidentielle américaine. Ce qui lui est reproché est sans équivoque: «Suspected of colluding with the Russian government, the former campaign manager for Donald Trump had been indicted on a dozen charges involving conspiracy, money laundering, bank fraud, and lying to federal investigators».
Manaford a, lui, évité l’incarcération grâce au paiement d’une caution de $ 10 millions. Il a même obtenu l’accord d’un juge pour passer Noël prochain avec sa famille dans sa propriété des Hamptons. Pendant ce temps, Reality est en prison : «Winner, an Air Force veteran and former contractor for the National Security Agency, was sitting in a small-town jail in Lincolnton, Georgia. Arrested a year ago today, on June 3, 2017, Winner was accused of leaking an NSA document that showed how Russians tried to hack American voting systems in 2016».

Tout le paradoxe et surtout le scandale de cette affaire, résident dans cette comparaison de situations : «While Manafort is suspected of aiding the Russian effort, Winner is accused of warning Americans about it».
Alors, pour les fêtes de noël, Reality Winner n’ira nulle part. Dans son cas, un juge a décrété qu’elle représentait un risque important et lui a refusé toute sortie. The Intercept va au bout de la démarche et publie dans l’article des photographies aériennes des «lieux de villégiature» des deux protagonistes. Comme on dit, « y’a pas photo ! »
Malheureusement pour elle, Reality Winner est l’archétype du paradoxe du lanceur d’alerte : vouloir alerter, prévenir, dans l’intérêt de son entreprise, de sa profession, de son pays, de risques potentiels graves, de dysfonctionnements ou manquements flagrants à la loi, d’atteintes à l’intérêt général… peut vous conduire en prison, depuis un an maintenant. La justice voit en vous un risque et restreint au maximum vos libertés. Par contre, si vous êtes l’un des auteurs supposés des faits dénoncés, vous ne risquez pratiquement rien et la justice fait preuve à votre égard d’une formidable bienveillance et compréhension.
Pour ceux qui auraient encore des doutes, les médiocres et les corrompus ont pris le pouvoir depuis longtemps et ont façonné la justice à leur image.

Profitons de cet article pour souligner le travail fait par Courage Foundation au profit de la défense de Reality et notamment l’investissement de Dani Barreto (ExposeFacts) à ses côtés.

Edward Snowden, cinq ans déjà.
The Guardian du 04 Juin 2018 y revient «Edward Snowden : ‘The people are still powerless, but now they’re aware’» , ici, au travers d’une interview donnée par le lanceur d’alerte au journal britannique.
Snowden, cinq ans après : «Edward has no regrets five years on from leaking the biggest cache of top-secret documents in history. He is wanted by the US. He is in exile in Russia. But he is satisfied with the way his revelations of mass surveillance have rocked governments, intelligence agencies and major internet companies».

Edward entend les critiques de ceux qui disent que rien n’a changé en cinq années, que la surveillance de masse est toujours là, peut-être plus forte encore et intrusive.
Mais pour lui, ce n’est pas la bonne façon de voir les choses : «That is not how you measure change. Look back before 2013 and look at what has happened since. Everything changed».
«The most important change, he said, was public awareness. “The government and corporate sector preyed on our ignorance. But now we know. People are aware now. People are still powerless to stop it but we are trying. The revelations made the fight more even».

Comme Reality, Edward est aussi le symbole du lanceur d’alerte : banni dans son propre pays, comme d’autres de leur entreprise, de leur profession, poursuivi au nom de la sécurité (de quoi ? De qui ?), isolé…

Bizarrement, certains membres de la communauté du renseignement reconnaissent les bienfaits de son action citoyenne et d’une certaine façon valident sa propre vision :
«Others in the intelligence community, especially in the US, will grudgingly credit Snowden for starting a much-needed debate about where the line should be drawn between privacy and surveillance. The former deputy director of the NSA Richard Ledgett, when retiring last year, said the government should have made public the fact there was bulk collection of phone data.
The former GCHQ director Sir David Omand shared Fleming’s assessment of the damage but admitted Snowden had contributed to the introduction of new legislation. “A sounder and more transparent legal framework is now in place for necessary intelligence gathering. That would have happened eventually, of course, but his actions certainly hastened the process,” Omand said»
.

Laissons le dernier mot à Edward : «The fightback is just beginning. The governments and the corporates have been in this game a long time and we are just getting started».

MM.

« Je m’appelle Karim Ben Ali… » – Paroles de Résistances

Un long et beau témoignage du lanceur d’alerte d’ArcelorMittal, tenu ce jour au plateau des Glières, haut lieu de la Résistance –

« Je m’appelle Karim Ben Ali, chauffeur routier depuis l’âge de 19 ans. Je suis père de trois enfants et j’ai été obligé de quitter la région où je vivais avec ma famille, où je travaillais parce que j’ai montré comment des sociétés pourrissent la planète et la vie des futures générations.

Comme intérimaire pour Suez-Environnement, j’ai conduit des camions de déchets chimiques provenant de l’usine Arcelor Mittal de Florange et répertoriés comme dangereux.

Je n’avais pas de formation spécialisée pour le transport et la manipulation de produits dangereux, mais cela devait probablement leur coûter moins cher et comme beaucoup, j’ai besoin de travailler.

A la fin de l’année 2016, on me demande d’aller déverser au crassier de Marspich, en pleine nature, les produits chimiques chargés dans le camion que je dois conduire, ce qui évite de payer le traitement dans un centre spécialisé! Je ne le savais pas à l’époque, mais d’autres avant moi l’ont fait et le disent aujourd’hui.

J’ai filmé ça avec mon téléphone, simplement parce que face au mensonge du discours officiel de la protection de l’environnement je ne pouvais pas garder ça pour moi et me taire. Je le dois à mes enfants mais aussi à tous ceux qui n’acceptent pas que l’on détruise l’avenir et la santé des générations futures.

J’ai d’abord alerté, les personnes qui travaillaient chez Suez et Arcelor Mittal car je pensais qu’ils ne savaient pas. Mais l’affaire a été enterrée jusqu’à ce qu’une journaliste de France Bleu rediffuse la vidéo et qu’il y ait cinq millions de vues sur Internet. C’est là que mes ennuis ont commencé.

Arcelor Mittal a dit qu’ils n’étaient pas au courant, ils ont dit que je mentais. Je n’ai plus pu retrouver du travail alors que je n’ai jamais eu de problème comme chauffeur.

Comme bien d’autres qui sont venus témoigner ici de leur parcours, j’ai pété les plombs et j’ai été hospitalisé, n’arrivant pas à supporter la pression de cette affaire pourtant si simple.

C’est moi qui ai ramassé et non pas ceux qui m’ont fait manipuler les produits dangereux sans protection. Aujourd’hui, j’ai perdu le goût et l’odorat, j’ai les yeux qui sont fragiles et ma santé générale est précaire.

Arcelor a déclaré que les produits déversés n’étaient pas de l’acide, mais j’ai rapporté la preuve grâce à la plaque qui identifie le chargement que je n’ai pas menti. Pourtant, dans la vallée je suis devenu un paria, je me fais régulièrement insulter par certains qui craignent sans doute une fermeture du site d’Arcelor Mittal.

Mon chef d’équipe disait qu’on avait toujours fait comme ça chez Arcelor, ils savaient que c’était de l’acide mais ça ne dérangeait personne, c’était la routine. Je suis donc allé voir la police et on m’a dit qu’on ne pouvait rien faire. En janvier 2017, j’ai envoyé les vidéos à François Hollande ainsi qu’au ministère de l’écologie, je n’ai eu aucun retour.

J’ai aussi transmis les vidéos à un sapeur-pompier. Au lieu d’en informer sa hiérarchie et le préfet, il a couru au service écologie d’Arcelor qui a enterré l’affaire … Le point positif c’est qu’ils ont immédiatement arrêté de déverser l’acide au crassier. Mais à partir de ce moment-là j’ai été blacklisté dans la région. J’ai donc médiatisé l’affaire en juillet 2017, grâce à une journaliste.

Arcelor Mittal a immédiatement démenti son implication ainsi que le risque écologique et sanitaire, Ils ont évidemment déposé une plainte en diffamation que la Procureure de la République a décidé d’instruire.

Les dirigeants d’Arcelor Mittal qui étaient au courant depuis janvier 2017 et savaient que la vidéo finirait par sortir, ont eu le temps de préparer leur défense.

Une enquête pénale a été ouverte par le parquet de Thionville suite à la diffusion de la vidéo. J’ai été convoqué par les enquêteurs et si ma première audition s’est bien passée, la seconde a été très difficile. Aujourd’hui j’ai toutes les peines du monde à obtenir des informations de la part du parquet.

J’ai engagé une procédure aux Prud’Hommes mais vu que je travaillais pour une société d’intérim je n’aurai pas grand-chose.
On nous parle de la Loi de protection des lanceurs d’alerte, mais je suis la preuve de son inefficacité. Hormis les vidéos que j’ai tournées et qui me semblaient largement suffisantes pour informer les directeurs de l’usine, je n’ai pas constitué un dossier juridique comme le voudrait la Loi. Les mouchards du camion : disparus, l’enquête de la Procureure de la République au ralenti … par contre pour moi c’est la galère assurée.

Où est cette soit disant protection des lanceurs d’alerte qui transmettent une information d’intérêt général ! Pas d’aide financière, pas de reclassement professionnel, fin de droit puisque personne ne veut me réembaucher, difficultés familiales, car toute ma famille se trouve sous la pression.

Rien n’est fait pour aider ceux qui révèlent la triche, le mensonge, la pollution et la mise en danger des générations futures..

Neuf mois après l’ouverture de l’enquête judiciaire la Procureure n’a rien sorti…. Les résultats des analyses des échantillons de terre prélevés, toujours pas connus, les témoignages de ceux que j’ai prévenu, toujours rien.

Heureusement j’ai eu la chance d’être contacté par l’agence « Première ligne » et le journaliste Pedro Brito da Fonseca que je tiens à remercier chaleureusement ici, dans ce haut-lieu de la résistance.

Son enquête a été diffusée le 2 avril dernier sur la chaîne planète. Il a retrouvé les vidéos, il a identifié la nature des chargements des produits dangereux grâce aux plaques sur le camion, il a enregistré ceux qui étaient informés, il a retrouvé d’anciens salariés qui ont confirmé que déverser des produits chimiques était une pratique connue dans l’entreprise, il a même obtenu les photos d’autres déversements, il a prélevé des échantillons des terres où j’ai déversé, il les a fait analyser, il a retrouvé les rapports des services de l’État à Arcelor Mittal … Il a fait le travail dont était chargés les enquêteurs judiciaires et la Procureure de la République qui elle, n’avait pas de résultat à communiquer …

Suite à cette diffusion des lanceurs d’alerte ont écrit une lettre à la Procureure de la République, je les remercie car dès le lendemain elle s’est trouvée obligée de répondre et de donner une date pour ses conclusions. Je tiens à citer les premiers signataires de cette lettre que vous connaissez car je sais qu’ils sont venus ici : Irène FRACHON, Antoine DELTOUR, Denis ROBERT, Daniel IBANEZ, Thomas DIETRICH, Raymond AVRILLIER, Caroline CHAUMET, Michèle RIVASI, Olivier DUBUQUOY, Annie THEBAUD MONY, Fabrice RIZZOLI, Françoise VERCHERE, Jean-Luc TOULY, Olivier THERONDEL, James DUNNE, Stéphanie GIBAUD, Jean-François BERNARDINI, Jean-Christophe PICARD, Florent COMPAIN, Céline MARTINELLI, Mathieu CHÉRIOUX, Florence HARTMANN, Philippe PASCAL, Hélène CONSTANTY. Leur lettre n’est pas qu’un soutien mais une action qui a porté.

Ils montrent que nous pouvons peser ensemble même sur des procureurs. Je remercie aussi Céline Boussié qui m’a proposé de venir au salon « Des livres et l’Alerte » de Paris où j’ai rencontré beaucoup de personnalités et où je suis invité en novembre prochain.

Je remercie le CRHA pour organiser ce forum des résistances et m’avoir invité, car je sais aujourd’hui que sans la résistance de chacun et de tous ceux qui m’ont apporté leur soutien, j’aurai définitivement sombré.

Je pensais faire simplement un acte citoyen, je voulais juste protéger la nature, les animaux, l’environnement. On parle de démocratie, de liberté, mais nous ne sommes même pas capables de protéger les lanceurs d’alerte !

Je finirai par une anecdote. L’autre jour, dans la rue, je me suis fait insulter pour la énième fois de « traitre » ou de « balance », je ne sais plus. Je fais tout pour rester calme, en particulier quand je suis avec mes enfants. Mon fils me dit : « Pourquoi tu ne vas pas voir la police ? », je lui réponds qu’elle ne fera rien. Et là il me sort: « On dit que la France est un pays de liberté, mais il n’y a pas de liberté… car ils ne te protègent pas. » Il a 12 ans…

Je vous remercie toutes et tous d’être présents. J’ai beaucoup appris de cette triste expérience qui n’est toujours pas terminée puisque nous attendons encore le résultat de l’enquête, mais je suis convaincu d’avoir bien fait en révélant ces pratiques honteuses.

J’ai rencontré des gens que je n’aurai jamais côtoyés, je suis fier devant mes enfants et ma famille d’avoir dit la vérité malgré ce que cela m’a coûté.

J’ai été obligé de déménager et de partir dans le Sud pour chercher du travail, pendant ce temps j’espère qu’ils ne déversent plus les produits dans la nature. J’espère que les responsables de ces pollutions et de ma situation devront dédommager pour ce qu’ils ont fait.

Je sais ce que j’ai perdu mais je sais aussi ce que j’ai gagné et je peux vous dire que me taire aurait été pire. »

Karim Ben Ali, lanceur d’alerte, plateau des Glières le 03 juin 2018.

Infos en stock et en bref

➡️ New-York Times du 01 Juin 2018 «Fed Makes a Risky Bet on Banks» par le Editorial Board, ici.
Nous en parlions cette semaine à l’occasion d’une tribune : la majorité républicaine au Sénat américain est en train de détricoter l’essentiel des règles prudentielles mises en place à la suite de la crise de 2008 par la précédente administration. Compte tenu du poids du secteur financier américain dans l’économie mondiale mais aussi de l’action des lobbyistes bancaires auprès de la Commission Européenne pour obtenir également des allégements de certains dispositifs présentés comme «contraignants», cette question nous touche directement.
Comme beaucoup d’analystes le font remarquer, si les dispositifs nés de l’après 2008 ne garantissent pas de la non survenance d’une prochaine crise car ils sont bien en deçà de ce qu’il aurait été nécessaire de faire, leur démantèlement total ou partiel ne peut conduire qu’à précipiter les choses.
L’Editorial Board du NYT publie un article ce jour au titre révélateur : les autorités de contrôle font un «pari risqué» sur les banques. Pour les défenseurs d’un allègement des règles prudentielles et dans la bouche même de Trump, cette action serait indispensable pour permettre aux banques de travailler «au bénéfice de l’économie». Le NYT rappelle que les résultats colossaux des banques américaines depuis plusieurs années viennent contredire cette affirmation («If banks are overly burdened by this regulatory load, it’s not apparent in their robust results»). Concernant la volonté des établissements de veiller au financement équilibré de l’économie, l’Editorial Board ne se prive pas de rappeler : «The Great Recession amply demonstrated that when banks chose between proprietary trading and customers’ interests, the customers lost out».
La critique fondamentale, et c’est bien à ce niveau que semble être effectivement le cœur du sujet, pose la question de la responsabilité des autorités politiques et de contrôle, et leur capacité à anticiper l’avenir.
En écho au titre de notre propre contribution («Mémoire courte et vue basse», ici), le journal assène : «There’s a saying that the time to fix a leaky roof is when the sun is shining. And our economy is, if not shining, certainly sunny. The fear is that, when it comes to our financial system, both our Congress and our regulators are now loosening the shingles».

➡️ The Guardian du 01 Juin 2018 «Murdered Maltese reporter faced threat of libel action in UK» par Juliette Garside, ici.
The Guardian nous fait part ce jour des informations portées à sa connaissance par les enfants de Daphne Caruana Galizia, journaliste d’investigation assassinée il y a un an à Malte.
«In the months before her death, the anti-corruption journalist received letters from the London office of the blue-chip firm Mishcon de Reya, which specialises in bringing defamation cases. Mishcon had been hired to defend the reputation of a client doing business in Malta».
Daphne Caruana Galizia semble avoir également subit, avant la fin tragique que l’on connaît tous, le traitement habituel des lanceurs d’alerte en matière de harcèlement judiciaire. Cet épisode met en évidence que certains cabinets d’avocats, notamment londoniens, semblent s’être spécialisés (si l’on peut dire) dans ce type «d’activité». Le cas de Daphne Caruana Galizia pose une nouvelle fois la question des procédures bâillons, notamment quand elles sont exercées comme dans cet exemple au travers de juridictions différentes (via des attaques judiciaires contre le diffuseur). Les avocats des enfants de Daphne souhaitent mobiliser la Commission et le Parlement européen pour que soit voté au niveau communautaire une restriction à ces procédures qui portent au final atteinte à la liberté de la presse.
«Vella said jurisdictional threats were being used to “condition” Maltese journalism, and that his paper has separately been threatened with UK court action by a Lebanese energy giant, a British biotech entrepreneur and a UK company with interests in football and shipping».
«If the Maltese courts uphold decisions delivered in a UK court on defamation actions, the consequences for the free press and Maltese democracy would be disastrous,” Vella claimed».
«Such cases could be seen as a “jurisdictional tactic to silence the press without trial”, according to the academic Justin Borg-Barthet, who said the cost of defending suits was often enough to force small media houses to redact or remove articles».
«Borg-Barthet, who is from Malta and lectures in the school of law at the University of Aberdeen, said a revision of EU law on jurisdiction in libel cases was urgently required to protect press freedoms».

➡️ Washington Post du 01 Juin 2018 «Google to drop Pentagon AI contract after employee objections to the ‘business of war’», ici, par Drew Harwell.
Les craintes des salariés de Google sur le contrat signé par la firme avec le Pentagone étaient fondées. Nous nous en sommes déjà fait l’écho dans MetaMorphosis, ici.
Leur mobilisation était donc justifiée d’autant plus qu’ils obtiennent que leur employeur cesse de travailler pour l’armée américaine sur les questions d’intelligence artificielle. Ledit contrat a en effet été rendu public par la presse ainsi que certains échanges internes à la firme, démontrant que la motivation principale était bien de nature purement financière, sans que les questions d’éthique ou d’image soient vraiment prises en considération.
Le Washington Post y revient dans son édition du jour : «Google will not seek to extend its contract next year with the Defense Department for artificial intelligence used to analyze drone video, squashing a controversial alliance that had raised alarms over the technological buildup between Silicon Valley and the military».
«Thousands of Google employees wrote chief executive Sundar Pichai an open letter urging the company to cancel the contract, and many others signed a petition saying the company’s assistance in developing combat-zone technology directly countered the company’s famous “Don’t be evil” motto».
Ce cas d’école, mêlant droit d’alerte des salariés et clause de conscience, est à méditer pour beaucoup de lanceurs d’alerte, généralement seuls et marginalisés par leur propres collègues de travail, ce qui est du pain béni pour la hiérarchie. A partir du moment où les salariés font valoir leurs droits, ensemble et en amont, leur combat a de forte chance de rencontrer un écho et un résultat positif. Mais pour tout ça, il faudrait un peu de courage ce qui est une matière première très rare dans le monde de l’entreprise…

➡️ Le Monde du 01 Juin 2018 «Au Sahara, voyager devient un crime», ici, par Julien Brachet.
Nous pourrions croire que les décisions sur les questions de migration et d’immigration prises au Palais Bourdon ou au Parlement Européen n’ont de conséquences qu’en France ou en Europe.
Quid de l’autre côté de la méditerranée ? Allons jeter un œil…
C’est ce à quoi nous enjoint l’anthropologue Julien Brachet dans sa tribune publiée par Le Monde : «Au mépris du droit international, la région (le Sahara) est devenue, sous l’égide de l’Europe, une zone où les êtres humains peuvent être contrôlés, catégorisés, triés et arrêtés».
L’actualité récente nous le rappelle : «La France s’est émue lorsque Mamoudou Gassama, un Malien de 22 ans, sans papiers, a sauvé un enfant de 4 ans d’une probable chute fatale à Paris. Une figure de «migrant extraordinaire», comme les médias savent régulièrement en créer, mais qui ne devrait pas faire oublier tous les autres, les statistiques, les sans-nom, les numéros. Ni tous celles et ceux qui n’ont aucune intention de venir en Europe, mais qui sont néanmoins victimes des nouvelles politiques migratoires européennes et africaines mises en œuvre à l’abri des regards, à l’intérieur même du continent africain».
Prenons le cas du Niger : «La mission européenne Eucap Sahel Niger, lancée en 2012 et qui a ouvert une antenne permanente à Agadez en 2017, apparaît comme un des outils clés de la politique migratoire et sécuritaire européenne dans ce pays. Cette mission vise à «assister les autorités nigériennes locales et nationales, ainsi que les forces de sécurité, dans le développement de politiques, de techniques et de procédures permettant d’améliorer le contrôle et la lutte contre les migrations irrégulières», et d’articuler cela avec la «lutte antiterroriste» et contre «les activités criminelles associées». Outre cette imbrication officialisée des préoccupations migratoires et sécuritaires, Eucap Sahel Niger et le nouveau cadre de partenariat pour les migrations, mis en place par l’UE en juin 2016 en collaboration avec le gouvernement nigérien, visent directement à mettre en application la loi nigérienne n°2015-36 de mai 2015 sur le trafic de migrants, elle-même faite sur mesure pour s’accorder aux attentes européennes en la matière». Surtout, ne parlons pas d’ingérence !
Cette loi, qui vise à «prévenir et combattre le trafic illicite de migrants» dans le pays, définit comme trafiquant de migrants «toute personne qui, intentionnellement et pour en tirer, directement ou indirectement, un avantage financier ou un autre avantage matériel, assure l’entrée ou la sortie illégale au Niger» d’un ressortissant étranger.
Résultat, à plusieurs centaines de kilomètres des frontières, des transporteurs, «passeurs» avérés ou supposés, requalifiés en «trafiquants», jugés sur leurs intentions et non leurs actes, peuvent dorénavant être arrêtés. Pour les autorités nationales, comme pour leurs homologues européens, il s’agit ainsi d’organiser le plus efficacement possible une lutte préventive contre «l’émigration irrégulière» à destination de l’Europe.

Julien Brachet résume cette situation ainsi : «Cette aberration juridique permet d’arrêter et de condamner des individus dans leur propre pays sur la seule base d’intentions supposées : c’est-à-dire sans qu’aucune infraction n’ait été commise, sur la simple supposition de l’intention d’entrer illégalement dans un autre pays».
Ce qu’ils n’osent pas encor faire ici (la criminalisation sur la base de simples intentions supposées), nos gouvernements l’imposent là-bas aux gouvernements locaux.
Prenons-y garde, les discours récurrents sur l’emprisonnement préventif des fichés S n’est rien d’autre que cela. La peur de certains et la lâcheté de beaucoup d’autres, nous y conduisent tout droit.
A celles et ceux qui aiment répéter à l’envie que la France serait la patrie des droits de l’homme, comme si l’incantation de la formule vaudrait protection éternelle, rappelons que la France, et l’Europe avec elle, n’est que la patrie de la déclaration des droits de l’homme. De bonnes intentions, tout le monde peut en avoir…

➡️ Libération du 01 Juin 2018 « En Suisse, l’initiative « monnaie pleine » », ici, par Bruno Amable, .
Les Suisses ne font jamais rien comme tout le monde. C’est sans doute pour ça qu’ils se sont toujours tenus à l’écart du projet européen.
Libération nous informe d’une initiative qui sur le papier est proprement révolutionnaire : «Le 10 juin, les Suisses seront appelés à voter pour ou contre l’initiative «monnaie pleine». Il s’agit d’une réforme visant à changer radicalement le fonctionnement du système bancaire de la Confédération. Pour résumer simplement, les dépôts à vue dans les banques commerciales devraient être placés auprès de la Banque nationale suisse (BNS) et donc retirés du bilan des banques. Le but de l’opération est d’obliger ces dernières à couvrir intégralement les prêts par leurs propres ressources».
L’initiative monnaie pleine veut d’une certaine façon séparer les activités ordinaires des banques (les prêts et autres) de la création de monnaie. Cette dernière activité serait exclusivement réservée à la Banque centrale, quelle que soit la forme de la monnaie (électronique par exemple).
L’un des aspects de cette consultation est la volonté de regagner le contrôle du système bancaire, perçu, non forcément à tort, comme fonctionnant pour son intérêt propre et non pour celui de la société dans son ensemble.
L’idée est simple : l’essentiel de la création monétaire des banques commerciales n’est actuellement fondé sur aucune garantie publique, c’est donc de la «fausse monnaie». Par conséquent, les moyens de paiement produits par la banque centrale (les pièces et billets) est la seule «vraie monnaie», quand bien même elle serait issue d’une création bancaire ex nihilo… Dès lors, l’idée est de contraindre les banques à n’accorder de crédits que lorsqu’elles disposent d’une couverture intégrale de la somme créée, soit sous la forme de prêts de la banque centrale, soit sous forme de capital. L’intégralité de cette monnaie serait donc issue d’une émission de la banque centrale. Il ne s’agit pas seulement de respecter la constitution suisse, mais bien davantage de renverser la logique actuelle.
Selon ses défenseurs, ce serait un moyen d’éviter les crises financières et leurs conséquences. Puisque la création monétaire est privatisée, dénoncent ces derniers, elle sert naturellement des intérêts privés. Le crédit irrigue donc de façon irrationnelle les sources de rendements : produits financiers, bulles immobilières ou certains secteurs rapidement en surcapacité. Cette logique s’auto-entretient : les prix montent grâce au crédit et encouragent encore l’accès au crédit de ceux qui veulent avoir leur part du gâteau.
Si la Suisse s’engageait dans cette voie, ce serait indéniablement une véritable révolution dans l’approche des questions monétaires.
A suivre…

MM.

Lanceur, joue-la comme Woerth !

Nous vous rassurons, nous n’allons pas refaire l’histoire du financement présumé (bien obligé!) de la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy par le régime libyen de feu le Colonel Kadhafi. Médiapart, Fabrice Arfi, Cash Investigation… les sources ne manquent pas pour ceux qui veulent encore savoir ce que veut dire « présumé »… Attachons-nous plutôt au cas d’Eric Woerth qui vient d’être mis en examen dans le cadre de ce dossier et qui se trouve être par ailleurs, et entre autres, Président de la Commission des Finances de l’Assemblée Nationale.

Dans un article paru ce jour dans Médiapart «Des figures de la majorité volent au secours du soldat Eric Woerth», ici, Manuel Jardinaud et Antton Rouget nous rappellent :
«En France, depuis la « jurisprudence Balladur », un mis en examen peut difficilement rester plus de 24 heures au poste de ministre. S’il fait du football, il est dans l’impossibilité de porter le maillot de l’équipe de France. Mais en revanche, il peut tranquillement continuer à présider la commission des finances de l’Assemblée nationale.
Éric Woerth en a fait la démonstration après sa mise en examen dans l’affaire des financements libyens, sur la corruption présumée de la campagne de Nicolas Sarkozy en 2007 par la dictature de Mouammar Kadhafi».
«Éric Woerth était le trésorier de cette campagne. Il a reconnu, le 16 mai 2017, devant les policiers de l’Office anticorruption (OCLCIFF), l’existence d’espèces non déclarées durant la campagne. Selon lui, les fonds, « plus encombrants qu’un don du ciel », « provenaient de personnes qui voulaient aider et qui ne voulaient pas apparaître ». Il a été mis en examen, mardi 29 mai, pour « complicité de financement illicite de campagne électorale », deux mois après la mise en cause de Nicolas Sarkozy pour « corruption passive », « financement illicite de campagne » et « recel de détournement de fonds publics libyens»
.

Le groupe LR à l’Assemblée est tout de suite venu à la rescousse de leur «collègue» craignant surtout que la majorité présidentielle profite de cette nouvelle situation pour reprendre le contrôle de cette commission parlementaire de première importance. Nous vous le donnons in extenso, pour le plaisir : «Face à cette nouvelle épreuve qui lui est imposée, les députés Les Républicains, connaissant la probité d’Éric Woerth ainsi que son sens de l’intérêt général, lui renouvellent unanimement leur confiance et leur soutien et lui témoignent toute leur affection», a rapidement communiqué le groupe Les Républicains à l’Assemblée nationale».
N’oublions pas aussi les interventions des lèches bottes de service : «Nous n’avons pas à commenter une affaire judiciaire en cours. Éric Woerth est, qui plus est, un très bon président de la commission des finances», a déclaré dans le quotidien Olivia Grégoire, membre de ladite commission. Dans la même veine, Aurore Bergé, députée des Yvelines venant des rangs de la droite, a rappelé que «quelle que soit la personne, être mis en examen n’est pas une présomption de culpabilité».

La majorité présidentielle va-t-elle en profiter ? Que nenni ! Et voilà que le Sir Woerth obtient le soutien appuyé du vice-président du groupe LREM, le député Gilles Le Gendre : «Nous considérons que cette affaire n’a pas à impliquer qui que ce soit [sic], n’a pas à justifier la moindre position, et encore moins la moindre récupération de la part du groupe majoritaire. Nous considérons que vous êtes absolument légitime à la tête de cette commission. C’est une position de notre groupe, elle ne variera pas». Médiapart nous précise : «La salle applaudit».
C’est beau comme une session extraordinaire du Politburo. C’est bien que nous parlions du Politburo car on voit dans cette affaire que l’opposition dite de «gauche» n’est pas plus disposée à remuer le cocotier parlementaire : à ce jour, un seul (une en l’occurrence) des 577 députés de la majorité comme de l’opposition a publiquement réclamé le départ d’Éric Woerth de la Présidence de la Commission des finances…

Au final, que l’on soit assis sur les bancs des Républicains, des Communistes, de la France Insoumise ou de LREM, la mise en examen de Woerth, pour les faits qui lui sont reprochés et dans le dossier emblématique dont il s’agit, ne doit pas de facto l’empêcher de continuer à présider l’une des principale Commission parlementaire, et ce pour l’ensemble de la «caste» politique.
Soit… On ne veut pas avoir nécessairement raison contre tous, alors voyons les arguments tels qu’ils ressortent des déclarations reprises précédemment.

➡️ Eric Woerth se trouve face à une nouvelle épreuve qui lui est imposée : c’est donc un récidiviste, mais attention, il est une victime.
➡️ La probité et le sens de l’intérêt général le caractérisent : si ce sont les députés les Républicains qui le disent, c’est que ça doit être vrai… Tout est question de définition.
➡️ Il mérite la confiance de ses pairs et même leur affection : la famille, rien de tel dans les moments difficiles, surtout quand on a une grande famille de 576 députés… il y a toujours une brebis galeuse!
➡️ Des grands classiques, ensuite : « on ne commente pas une affaire judiciaire en cours », « ça ne nous regarde pas et de toute façon il bénéficie de la présomption d’innocence ». Donc, circulez, y’a rien à voir!
➡️ Enfin, l’argument infaillible : « c’est un très bon Président de Commission ». On ne saura jamais qui l’a décrété, mais enfin, on lui demande d’être bon, pas d’être honnête…

Nous aimerions pouvoir transposer ce cas d’école à celui d’un lanceur d’alerte:

➡️ Il est récidiviste : c’est foutu d’entrée de jeu ! et s’il a quelques broutilles, il sera pendu immédiatement sur la place publique.
➡️ Être victime pour avoir dénoncé : faut pas rêver !
➡️ Il agit pour l’intérêt général : jamais de la vie, « c’est à des fins personnelles », « c’est de la vengeance ».
➡️ La confiance de ses collègues et de sa hiérarchie : et puis quoi encore ?! C’est chacun pour soi.
➡️ Il bénéficie de la présomption d’innocence : d’une présomption de culpabilité, ça c’est sûr. D’ailleurs il faut absolument étudier « sa bonne foi », sait-on jamais.
➡️ Il était bon dans son boulot : pourquoi croyez-vous qu’on l’a viré ?

Une même réalité, deux mondes.

Lanceur d’alerte, un conseil, deviens député ! Joue-la comme Woerth !

MM.

Nicolas Forissier : « Alerter, témoigner et agir »

Ancien responsable du service audit-inspection du groupe UBS France, Nicolas Forissier fait partie de ceux qui ont révélé le vaste système de fraude fiscale mis en place par la banque suisse.
Il fut licencié après des mois de placardisation.
La suite? l’insoutenable solitude et un long combat à mener. Il raconte le calvaire que lui ont valu ses révélations, nous fait part de ses réflexions sur les évolutions du statut de lanceur d’alerte, ses protections à travers la loi Sapin2, ses craintes avec le « secret des affaires » en cours de promulgation, sa vision sur les politiques et enfin ses engagements.
Un tour d’horizon assez complet sur les problématiques de l’alerte et comment y faire face.

Quel est le prix de l’intérêt général?

Bravo à Antoine Deltour pour cette victoire.

A quel prix? Quatre années de combat et 83.000 euros dépensés en frais de procédures.
Ayant très rapidement retrouvé un travail et bénéficiant d’un Comité de soutien efficace, Antoine a pu, comme il le reconnait, poursuivre son combat sans impacter sa situation financière personnelle.

Néanmoins,

➡️ Que fait-on pour tous les lanceurs en difficulté ou dans l’impossibilité de se reconstruire professionnellement et qui n’ont pas la chance de trouver un confort financier pour défendre leurs droits ?
Une loi

➡️ Que prévoit la loi Sapin2 pour ces lanceurs ?
Rien

➡️ Que font les associations se revendiquant de la défense des lanceurs d’alerte ?
Rien pour l’extrême majorité d’entre-eux

➡️ Quel prix alors pour défendre l’intérêt général ?
Parfois le prix de toute une vie

Si nous comprenons Antoine dans sa situation, tous ne peuvent pas dire qu’ils le referaient après avoir dû assumer des frais de procédures exorbitants et voyant se fermer toutes les portes à une éventuelle reconstruction professionnelle.

C’est tout le paradoxe: là où l’intérêt général est censé être l’affaire de tous, le coût financier et humain de sa défense n’est supporté que par certains.

Que ceux qui applaudissent les lanceurs d’alerte se rappellent que l’intérêt général est aussi leur affaire.

MM.

De quel intérêt général parle-t-on ?

Dans la tradition française, l’intérêt général peut être regardé comme la pierre angulaire de l’action publique, dont il détermine la finalité et fonde la légitimité. En fait, ce n’est qu’au XVIIIème siècle que l’idée d’intérêt général a progressivement supplanté la notion de bien commun aux fortes connotations morales et religieuses, qui jusque-là constituait la fin ultime de la vie sociale. L’intérêt général, qui exige le dépassement des intérêts particuliers, est d’abord, dans cette perspective, l’expression de la volonté générale, ce qui confère à l’État la mission de poursuivre des fins qui s’imposent à l’ensemble des individus, par delà leurs intérêts particuliers.

Le débat traditionnel entre deux conceptions, l’une utilitariste, l’autre volontariste, n’a guère perdu de son actualité et de sa pertinence. Il illustre, au fond, le clivage qui sépare deux visions de la démocratie : d’un côté, celle d’une démocratie de l’individu qui tend à réduire l’espace public à la garantie de la coexistence entre les intérêts distincts et parfois conflictuels des diverses composantes de la société ; de l’autre, une conception plus proche de la tradition républicaine française qui fait appel à la capacité des individus à transcender leurs appartenances et leurs intérêts pour exercer la suprême liberté de former ensemble une société politique.
Nul doute que la tradition française, telle qu’elle s’exprime dans la législation et la jurisprudence, a clairement pris jusqu’à présent le parti de promouvoir un intérêt général qui aille au-delà d’un simple arbitrage entre intérêts particuliers. Elle s’inscrit sans conteste, dans la filiation volontariste de l’intérêt général.

Cette conception volontariste de la démocratie a ainsi profondément marqué l’ensemble de notre système juridique et institutionnel. En vertu des principes qu’elle a inspirés, il revient à la loi, expression de la volonté générale, de définir l’intérêt général, au nom duquel les services de l’État sous le contrôle du juge, édictent les normes réglementaires, prennent les décisions individuelles et gèrent les services publics. Le juge administratif a été tout naturellement amené à jouer un rôle central de garant de l’intérêt général et à accompagner les évolutions d’une notion dont le contenu est éminemment mouvant. Toutefois la notion d’intérêt général n’est pas seulement à la base de ces grandes notions de droit public qui confèrent à l’autorité publique des prérogatives exorbitantes du droit commun. La découverte par le juge d’une finalité d’intérêt général peut aussi justifier, sous certaines conditions, qu’il soit dérogé à certains principes fondamentaux. C’est précisément à la conciliation entre le respect de ces principes et la finalité de l’intérêt général que doit procéder le juge. L’une des fonctions les plus importantes de la notion d’intérêt général dans la jurisprudence administrative est de limiter, au nom des finalités supérieures qu’elle représente, l’exercice de certains droits et libertés individuelles, au nombre desquels on peut ranger notamment le droit de propriété et la liberté d’entreprendre, ainsi que certains principes fondamentaux, tels ceux d’égalité et/ou de sécurité juridique.

Ne serions-nous pas, à l’aune d’un certain nombre de dispositions et décisions récentes, en train de basculer vers une conception utilitariste de l’intérêt général, c’est-à-dire la recherche d’une simple coexistence d’intérêts distincts ? Certains n’auraient-ils pas même la volonté de revenir à une notion de bien commun ? Postuler comme le font des politiques de tout horizon que la France peut renier ses principes démocratiques fondamentaux pour assurer la vente de matériels militaires à des régimes dictatoriaux et sanguinaires sous prétexte que cette activité est génératrice d’emploi en France, ne revient-il pas à justifier la coexistence d’intérêts catégoriels sur le cadavre de principes premiers ?

Portons notre réflexion sur les lanceurs d’alerte où la notion d’intérêt général est centrale. Elle apparaît dans tous les textes faisant référence à leur définition ou à leur protection, même si elle est rarement clairement définie dans les lois en question. Des quelques décisions de justice rendues sur ces affaires, nous comprenons que l’approche retenue est celle d’une conception volontariste, c’est-à-dire une définition de l’intérêt général qui exige le dépassement des intérêts particuliers. Cela ne va bien évidemment pas de soi, et ce n’est qu’au prix d’une longue bataille judiciaire que le lanceur parvient à faire valoir que les faits dénoncés sont bien l’expression d’une volonté générale qui s’impose à l’ensemble des individus.
Plusieurs dispositions viennent néanmoins nous interroger sur la permanence d’un intérêt général volontariste.

Prenons trois exemples.

1/ Le «verrou de Bercy» dont la disparition sous cette législature semble maintenant relever du fantasme, n’est autre que la volonté de l’État de régler une question d’intérêt général (l’égale soumission de chacun à l’impôt) par une discussion à huit clos avec des intérêts privés. Il s’agit de faire coexister des intérêts particuliers avec un principe fondamental sans que l’assujettissement soit pour autant conforme à l’intérêt général.

2/ Le droit à l’erreur et toute disposition tendant à substituer des délits par des amendes financières, sont une nouvelle fois des dérogations au principe d’intérêt général, le sous-entendu étant que la viabilité de certains (donc le maintien d’un intérêt particulier) peut justifier un abandon partiel de principes d’intérêt général.

3/ Le plus marquant et c’est sans doute un basculement dans la tradition républicaine, est le projet de loi secret des affaires. On franchit sans doute la frontière entre intérêt général et bien commun, soit un retour à une notion de l’Ancien Régime. Car au final de quoi le secret des affaires est-il le nom ? Il est celui de donner le droit à des intérêts particuliers de définir eux-mêmes ce qui peut relever ou non de l’intérêt général. Nous basculons bien dans le meilleur des cas dans une vision utilitariste de l’intérêt général, dans une coexistence d’intérêts particuliers qui définissent par avance ce qui est donné à voir, à charge pour celui qui représente l’intérêt général d’aller convaincre le juge de bien fondé de son action.

Dans une telle situation, le lanceur d’alerte peut-il encore ou doit-il même se parer de la défense de l’intérêt général ? Car si aujourd’hui, le prix à payer, ne serait-ce que financièrement parlant, est déjà exorbitant, qu’en sera-t-il dans un système où la charge de la preuve est inversée, dans un système où la somme d’intérêts particuliers prévaut à l’intérêt général ?

MM.