Internet, à quel prix ?

Tribune critique de Internet établie à partir des travaux et réflexions de Evgeny Morozov et Jaron Lanier.

Si les origines de la civilisation occidentale sont liées à la Grèce antique, l’avenir de la condition humaine est chevillé à la Silicon Valley.
La « Valley » n’est pas seulement synonyme d’innovation technologique et de croissance économique. Elle est le champ luxuriant où s’épanouit une nouvelle idéologie du XXIe siècle, qui vient remplir le vide laissé par la Guerre froide.
Cette idéologie gravite autour d’Internet. Il a fallu plusieurs décennies pour en tisser le récit fondamentaliste, à partir de trames aussi diverses que le libéralisme économique, le techno-mysticisme, les penchants anarchistes et les aspirations utopiques. Elle occupe désormais une place de premier plan dans les conversations quotidiennes, au même titre que les technologies qui l’inspirent. L’idéologie Internet propose une vision quasi religieuse de la façon dont les relations humaines vont se transformer, l’abondance être créée et la transcendance atteinte grâce aux interactions homme-machine.
Ses prophètes voient dans la structure ouverte et décentralisée d’Internet le modèle d’un ordre mondial libre, égalitaire et transparent. Leur texte sacré est la loi de Moore, selon laquelle les ordinateurs « évolueront » à un rythme exponentiel, leur puissance doublant à peu près tous les deux ans. Leur eschatologie est la « Singularité », qui annonce le dépassement prochain des humains par les machines qui élèveront généreusement les simples mortels (ou les téléchargeront tout simplement) dans un «Nirvana informatique».
En attendant, le bric-à-brac de notre existence ordinaire sera maîtrisé grâce à sa quantification en bits et en octets, et transformé en «Big Data» rentable pour l’économie de l’information.

L’idéologie Internet

L’idéologie Internet est facile à railler, mais difficile à rejeter. Cela n’a pas vraiment d’importance si certains l’accusent d’être une « cyber-utopie », si d’autres l’ignorent tout en profitant des avantages pratiques du Web, ou jugent ridicules certains de ses aspects, comme la Singularité. L’idéologie Internet est difficile à déloger car elle ne campe pas simplement un idéal immatériel ; elle est physiquement incorporée dans une infrastructure globale faite de machines, de logiciels, d’entreprises privées et d’institutions publiques.
Cette infrastructure influence notre manière de penser et de se comporter et risque, une fois verrouillée, d’être difficile à changer.

Evgeny Morozov et Jaron Lanier craignent fort qu’en dépit de ses intentions utopiques l’idéologie Internet n’ait des conséquences insidieuses. Comme l’écrit Lanier dans son livre «À qui appartient l’avenir ?», «elle n’est pas l’expression d’une machination diabolique, mais l’effet indirect d’une glorification stupide du fantasme que la technologie devient intelligente au point de se suffire à elle-même, sans les humains».
Tous deux proposent une vision alternative. Ils tiennent à se présenter comme des «cyber-réalistes», plutôt que des «cyber-pessimistes». Ils n’ont aucun problème avec les nouvelles technologies en tant que telles, mais ils s’insurgent contre la manière strictement instrumentale et commerciale dont elles sont aujourd’hui utilisées.

Evgeny Morozov étrille les prétentions messianiques des «geeks» de la Silicon Valley et au-delà. Les livres sur la technologie ne sont pas réputés pour leur humour, mais celui de Morozov est délicieusement sardonique. C’est peut-être la charge la plus drôle et la plus dévastatrice jamais écrite contre la cyber-culture. Et elle est souvent convaincante. Les aboiements de Morozov sont assortis d’études et de statistiques mordantes. Son livre précédent, «L’illusionnisme du Net», contestait l’idée répandue selon laquelle Internet accoucherait inévitablement d’un monde plus démocratique et participatif. Son nouvel ouvrage fustige en lui une icône moderne; il se demande même si parler d’«Internet» a seulement un sens.

Evgeny Morozov s’est construit un personnage de web-sceptique, soucieux de substituer une conception plus flegmatique et plus humaine au délire millénariste régnant en matière de technologies de l’information. Ses cibles sont deux conceptions enchevêtrées, qu’il appelle le «solutionnisme» et l’ «interneto-centrisme».
Le «solutionnisme» est la croyance selon laquelle tous les problèmes peuvent être résolus par la raison et la quantification. Le «solutionnisme» est réductionniste, révère l’efficacité et l’utilité, déteste l’ambiguïté et la complexité. Il a derrière lui une longue histoire dans la civilisation occidentale, et a entraîné des conséquences destructrices. Témoin les planificateurs soviétiques, qui rêvaient de «remodeler les esprits» pour créer un paradis des travailleurs.

Ayant grandi en Biélorussie dans les dernières années de l’URSS, Evgeny Morozov est sensible à la perspective solutionniste. Il repère facilement les analogies entre les précédents des régimes autoritaires et des initiatives apparemment innocentes prises dans le monde d’Internet.
La vogue actuelle de la « gamification », qui transforme les activités quotidiennes en jeux virtuels, récompensant les bonnes performances par la distribution de points et de titres honorifiques, a pour lui des échos cruellement familiers : «Cela me rappelle le penchant des responsables soviétiques pour l’émulation ludique : les étudiants étaient envoyés aux champs pour récolter le blé ou les pommes de terre, et comme la motivation manquait, on leur accordait des points et des titres honorifiques».

Dans son ardeur à créer un «avenir sans friction» en gommant les nuances et les imperfections, le «solutionnisme» aggrave en général la situation, écrit Morozov. Dans le monde d’aujourd’hui, le «solutionnisme» est activé par l’«interneto-centrisme», lequel considère Internet comme bien plus qu’un réseau de réseaux régis par des protocoles communs. Cela devient une entité autonome, avec sa logique et son développement propres, érigée en modèle à suivre : « C’est cette propension à considérer cet être unique comme une source de sagesse et d’aide à la décision qui fait de cet ensemble pas vraiment passionnant de câbles et de réseaux une idéologie séduisante et excitante, peut-être l’idéologie dominante d’aujourd’hui. »

Une conception millénariste du Web

Si cette idéologie «ressemble à une religion, c’est parce que c’en est une».
Ses prosélytes affirment que la structure distribuée non hiérarchique d’Internet favorise «naturellement» la transparence, le partage, la liberté, l’égalitarisme et l’anti-élitisme.
Ils entendent re-configurer la vie en éliminant ses «bugs» grâce aux outils rutilants qu’ils ont élaborés, le tout au nom d’une «révolution Internet» qui raffole de projets radicaux.
Evgeny Morozov objecte que «tous les bugs ne sont pas des bugs ; certains sont des signes particuliers de l’humanité». Il prend la défense des imperfections et des compromis, essentiels à l’épanouissement de l’homme et menacés par une foi perfectionniste enchâssée dans une technologie omniprésente qui l’impose.

Ceux qui incriminent l’idéologie Internet sont habituellement dénoncés comme des « luddites », bientôt promis aux poubelles de l’histoire. Mais, n’était-ce rôle de poubelle, l’histoire ne serait guère présente dans la conception millénariste d’Internet : «L’amnésie technologique et une complète indifférence à l’histoire sont consubstantielles au débat contemporain sur Internet». Il reconnaît que nous vivons une période de mutation profonde, mais rappelle que toutes les révolutions comportent aussi des éléments de continuité importants. Si nous voulons que les technologies répondent mieux à nos besoins, nous devons comprendre leurs origines et leurs principes sous-jacents, de nature historique. Loin d’être unique, et encore moins autonome, Internet est l’expression de choix technologiques faits de longue date, qui doivent être dévoilés et discutés.

Evgeny Morozov souhaiterait ainsi remplacer l’appréhension « essentialiste » d’Internet par des évaluations plus circonscrites, contextuelles et empiriques des technologies considérées individuellement. Il utilise toujours les guillemets pour parler d’« Internet », afin de souligner sa nature construite et non donnée.
Même les critiques d’Internet ont selon lui, cédé sous l’emprise de « l’interneto-centrisme » aux généralisations abusives qui nous détournent d’une relation plus constructive à l’outil.
« Internet » nous a-t-il vraiment rendus plus stupides, selon la formule célèbre de Nicholas Carr ? Certaines de ses composantes, comme Twitter, peuvent indéniablement nous disperser, avec des idées réduites à l’état de petites phrases accrocheuses, mais qu’en est-il d’autres, comme Instapaper qui nous permet de sauvegarder des textes longs pour les lire plus tard, à l’abri des distractions ?

L’essentiel du livre de Evgeny Morozov réfute les clichés de « l’interneto-centrisme ». Il mobilise une impressionnante série de preuves tirées des sciences sociales, de l’histoire, de la philosophie et de la littérature. Morozov affirme que l’idéologie Internet, «influencée par les poches pleines de la Silicon Valley», interdit tout débat de qualité sur les moyens appropriés à la réalisation d’objectifs précis.

Internet n’a pas de propriétés intrinsèques qui en excluent d’autres; le contrôle et la centralisation sont, tout comme les cris de ralliement actuels en faveur de la liberté et de la décentralisation, des moyens légitimes de poursuivre des objectifs démocratiques, selon les circonstances.

Evgeny Morozov y insiste: la foi du réseau dans le quantitatif dénature les processus sociaux et politiques. Les données sont censées refléter la réalité, mais les algorithmes utilisés par Google, Twitter et d’autres fournissent des mesures plus sélectives qu’objectives et peuvent être manipulés pour duper le système.
Les algorithmes sont aussi devenus monnaie courante dans la police, le journalisme, l’éducation et bien d’autres domaines. Mais comme beaucoup d’entre eux sont protégés par la propriété intellectuelle, ils échappent à toute forme de contrôle (Morozov suggère que des tiers puissent être autorisés à les auditer pour en traquer les biais). On en use également pour adapter le contenu des médias au public ciblé.
Les « bulles filtrantes » ainsi produites conduisent à la fragmentation du discours politique, transformant la sphère publique en une ruche d’une confusion assourdissante.

Érosion du sens moral

Rien de tout cela n’incite à la délibération morale ni au comportement éthique, que les technologies Internet déstabilisent encore un peu plus avec leurs procédés d’ingénierie sociale: la généralisation des caméras et des capteurs dans notre environnement connecté et les réseaux sociaux type Facebook mènent à une surveillance sans précédent de notre vie privée. Non seulement nous y laissons notre intimité, mais l’information que nous mettons en ligne peut entraver par ricochet notre liberté. Ainsi des gadgets d’auto-mesure qui permettent à chacun de suivre ses paramètres corporels: les assureurs vont-ils récompenser ceux qui acceptent de partager ces données et pénaliser les autres? De même, estime Evgeny Morozov, la « gamification » est une forme de béhaviorisme qui érode le sens moral. Les « jeux réalistes » permettent certes de réduire sa consommation d’énergie, de perdre du poids et d’améliorer d’autres types de comportement, mais beaucoup le font plus pour les récompenses qui sont à la clé que pour des considérations éthiques ou sanitaires. La plupart de ceux qui pratiquent ces jeux ignorent les arguments de fond en faveur des économies d’énergie ou les causes de l’obésité et mettraient fin à leurs efforts en l’absence de récompenses.

On ne se délivrera jamais du « solutionnisme ». Après tout, la foi moderne dans la raison instrumentale est influencée par la culture et l’éducation et elle n’a pas toujours été aussi répandue qu’aujourd’hui. Pour Evgeny Morozov, nous pourrons réduire l’emprise du « solutionnisme » sur la pensée contemporaine si nous parvenons à affaiblir son principal complice, « l’interneto-centrisme ». Et la technologie elle-même pourrait être conçue pour encourager la délibération critique au lieu de la restreindre.
Alors que les ingénieurs sont formés à rendre invisible le fonctionnement d’un dispositif, Morozov plaide pour qu’ils suscitent la réflexion sur les relations entre société et technologies. Se fondant sur la théorie du « design antagoniste », il les invite à créer des produits qui se comporteraient de manière imprévisible, conduisant les usagers à s’intéresser aux origines, aux objectifs et aux coûts de la technologie. On pourrait ainsi voir apparaître sur les navigateurs des infographies montrant comment Google exploite les informations personnelles des internautes ; ou bien un certain pourcentage des articles en ligne pourrait disparaître des écrans en cas de difficultés financières du journal dont ils sont issus. Si le « solutionnisme » est inévitable, la meilleure solution est de mettre en œuvre un « solutionnisme réflexif » qui stimulerait la pensée critique et offrirait d’autres possibilités.

Le règne de l’amateur

Mais les usagers apprécieront-ils vraiment les « applications erratiques capables de perturber nos habitudes de consommation de l’information » ?
Et qu’en est-il des ressources déjà disponibles pour combattre les idéologies dénoncées par Morozov ?
La délibération informée en ligne est loin d’avoir disparu et il n’y a aucune raison de penser qu’elle ne peut coexister avec les attitudes simplistes et les réflexes béhavioristes et les tempérer. En fournissant de l’information mais aussi un lieu d’expression critique, le Web encourage les amateurs de questionnement autant que les « solutionnistes ».

Evgeny Morozov fait un peu bon marché du pouvoir qu’a l’internaute lambda de bousculer les projets réductionnistes et de penser par lui-même. Il a une piètre opinion des critiques littéraires amateurs et craint que le programme anti-élitiste de « l’interneto-centrisme » ne conduise au remplacement des experts par les dilettantes : «Le commun des mortels veut surtout raconter sa propre expérience, pas donner du sens à une œuvre».

La présentation de « l’interneto-centrisme » par Evgeny Morozov comme une quasi-religion venue de Californie pourrait sembler fantaisiste, mais elle est corroborée par Jaron Lanier dans son livre «À qui appartient l’avenir ?». Chercheur en informatique de la Silicon Valley, Jaron Lanier a été l’un des pionniers de la réalité virtuelle dans les années 1980. Il admet avoir été membre de la génération apostolique qui a forgé le credo d’Internet comme synonyme de liberté, d’abondance et d’évolution spirituelle pour tous : «Je n’écris pas à propos de gens que je ne connais pas, mais d’un monde que j’ai contribué à créer».
Lui aussi affirme que la loi de Moore est «le principe directeur de la Silicon Valley, comme si les dix commandements n’en formaient plus qu’un seul».
Et il ajoute que les discussions sur l’immortalité et la Singularité « imprègnent tant la culture de Silicon Valley qu’elles font partie intégrante de l’atmosphère ».

Potentiel humaniste de la technologie

Aujourd’hui, Jaron Lanier se repent de sa foi passée, mais continue d’exalter le potentiel humaniste de la technologie. Comme Evgeny Morozov, il pense que les « scénarios utopiques insensés » de l’idéologie Internet cachent des failles systémiques dans l’orientation prise par les technologies en réseau. Il nous faut de toute urgence réfléchir globalement à leurs effets de long terme, car «les technologues numériques instaurent les nouvelles routines qui régissent notre manière de vivre, de faire des affaires, et de faire à peu près tout».

Quand Evgeny Morozov se concentre sur les présupposés philosophiques d’Internet, Jaron Lanier explore ses dimensions économiques. Lui aussi perçoit des tendances totalitaires cachées derrière l’idéologie séduisante de la liberté et de l’autonomie individuelle.
L’information n’est libre qu’en apparence. En réalité, les usagers fournissent des informations personnelles aux entreprises et reçoivent des services en retour, c’est une forme de troc. Mais les entreprises transforment cette information en monnaie sonnante et trébuchante, une fois re-conditionnée en ce «Big Data» qu’ils vendent aux annonceurs. Et elles deviennent fabuleusement riches, tandis que les usagers se contentent de clopinettes, des livres à bas prix sur Amazon, de la musique gratuite sur Pandora, etc. La valeur monétaire que les internautes apportent à l’économie de l’information est à la fois «hors bilan» et dans la poche des entreprises.

Il en résulte une disparité croissante de richesse et de pouvoir.
Quelques grandes firmes, comme Google et Facebook, à même d’engranger plus de données que d’autres sur les usagers, se transforment selon Lanier en «Serveurs Sirènes», qui monopolisent l’économie de l’information. À mesure que l’industrie et les services passent au numérique, les «Serveurs Sirènes», dans leur quête d’une efficacité dictée par le marché, détruisent de plus en plus d’emplois sans les remplacer.
Les secteurs de la santé, de l’éducation et même du transport (si Google et Stanford parviennent à mettre au point la voiture sans conducteur) connaîtront le sort de l’industrie musicale, dont les effectifs ont été substantiellement réduits par la numérisation. L’industrie manufacturière en sera sans doute aussi victime, si l’impression 3D devient exploitable. Le monde de la finance a déjà succombé aux «Serveurs Sirènes» et à leurs ingénieux algorithmes que Jaron Lanier rend responsables de la crise financière de 2008. Il annonce que les réseaux continueront à perturber l’économie, qu’ils balaieront au passage les classes moyennes, incitant à l’insurrection. Or les apprentis sorciers de la Silicon Valley et de ses satellites sont parfaitement inconscients de leur impact destructeur, envoûtés par leur foi dans le progrès ininterrompu et l’abondance universelle qu’engendre la mue technologique.

Tout en admirant l’analyse que faisait Karl Marx de l’exploitation économique, Jaron Lanier, comme Evgeny Morozov, ne veut pas du communisme («Ma femme a grandi à Minsk, en Biélorussie, et je suis totalement et définitivement convaincu de l’absurdité du système»).
Il estime que le capitalisme et les classes moyennes dont il dépend, ne peut être préservé qu’en monétisant la totalité de l’information, pas seulement celle vendue par les «Serveurs Sirènes» aux annonceurs, mais aussi celle fournie aux Services par tout un chacun.

Si un individu offre une information dont une entreprise tire profit, il doit percevoir un micro-paiement afin que soit rétabli un certain degré de parité dans le système. Il nous faudrait payer pour avoir accès à une bonne partie de l’information en ligne, mais nous serions payés en retour. Pourquoi pas?
Lanier laisse pour plus tard la question des modalités de mise en œuvre d’un dispositif aussi complexe tout en estimant la chose techniquement possible.

Jaron Lanier comme Evgeny Morozov le démontrent : la corne d’abondance numérique, dont l’idéologie Internet voudrait nous faire croire qu’elle est un cadeau du ciel, a un coût caché; un coût important en terme de libertés individuelles, de qualité et de véracité de l’information échangée, un coût économique pour tout un chacun qui va à l’encontre même des principes économiques dont Internet se revendique, surtout un coût politique et au final un surcoût inquiétant à l’exercice serein de la démocratie.

MM.

Tristes anniversaires

Reality Winner est en prison depuis une année.
The Intercept du 03 Juin 2018 «Reality Winner Has Been in Jail for a Year», ici, y revient en mettant en parallèle les situations respectives de Paul Manafort, ancien chef de campagne de Donald Trump, et de Reality Winner.
Le premier est au centre des investigations du procureur spécial Robert Mueller sur les interférences supposées de la Russie dans la dernière élection présidentielle américaine. Ce qui lui est reproché est sans équivoque: «Suspected of colluding with the Russian government, the former campaign manager for Donald Trump had been indicted on a dozen charges involving conspiracy, money laundering, bank fraud, and lying to federal investigators».
Manaford a, lui, évité l’incarcération grâce au paiement d’une caution de $ 10 millions. Il a même obtenu l’accord d’un juge pour passer Noël prochain avec sa famille dans sa propriété des Hamptons. Pendant ce temps, Reality est en prison : «Winner, an Air Force veteran and former contractor for the National Security Agency, was sitting in a small-town jail in Lincolnton, Georgia. Arrested a year ago today, on June 3, 2017, Winner was accused of leaking an NSA document that showed how Russians tried to hack American voting systems in 2016».

Tout le paradoxe et surtout le scandale de cette affaire, résident dans cette comparaison de situations : «While Manafort is suspected of aiding the Russian effort, Winner is accused of warning Americans about it».
Alors, pour les fêtes de noël, Reality Winner n’ira nulle part. Dans son cas, un juge a décrété qu’elle représentait un risque important et lui a refusé toute sortie. The Intercept va au bout de la démarche et publie dans l’article des photographies aériennes des «lieux de villégiature» des deux protagonistes. Comme on dit, « y’a pas photo ! »
Malheureusement pour elle, Reality Winner est l’archétype du paradoxe du lanceur d’alerte : vouloir alerter, prévenir, dans l’intérêt de son entreprise, de sa profession, de son pays, de risques potentiels graves, de dysfonctionnements ou manquements flagrants à la loi, d’atteintes à l’intérêt général… peut vous conduire en prison, depuis un an maintenant. La justice voit en vous un risque et restreint au maximum vos libertés. Par contre, si vous êtes l’un des auteurs supposés des faits dénoncés, vous ne risquez pratiquement rien et la justice fait preuve à votre égard d’une formidable bienveillance et compréhension.
Pour ceux qui auraient encore des doutes, les médiocres et les corrompus ont pris le pouvoir depuis longtemps et ont façonné la justice à leur image.

Profitons de cet article pour souligner le travail fait par Courage Foundation au profit de la défense de Reality et notamment l’investissement de Dani Barreto (ExposeFacts) à ses côtés.

Edward Snowden, cinq ans déjà.
The Guardian du 04 Juin 2018 y revient «Edward Snowden : ‘The people are still powerless, but now they’re aware’» , ici, au travers d’une interview donnée par le lanceur d’alerte au journal britannique.
Snowden, cinq ans après : «Edward has no regrets five years on from leaking the biggest cache of top-secret documents in history. He is wanted by the US. He is in exile in Russia. But he is satisfied with the way his revelations of mass surveillance have rocked governments, intelligence agencies and major internet companies».

Edward entend les critiques de ceux qui disent que rien n’a changé en cinq années, que la surveillance de masse est toujours là, peut-être plus forte encore et intrusive.
Mais pour lui, ce n’est pas la bonne façon de voir les choses : «That is not how you measure change. Look back before 2013 and look at what has happened since. Everything changed».
«The most important change, he said, was public awareness. “The government and corporate sector preyed on our ignorance. But now we know. People are aware now. People are still powerless to stop it but we are trying. The revelations made the fight more even».

Comme Reality, Edward est aussi le symbole du lanceur d’alerte : banni dans son propre pays, comme d’autres de leur entreprise, de leur profession, poursuivi au nom de la sécurité (de quoi ? De qui ?), isolé…

Bizarrement, certains membres de la communauté du renseignement reconnaissent les bienfaits de son action citoyenne et d’une certaine façon valident sa propre vision :
«Others in the intelligence community, especially in the US, will grudgingly credit Snowden for starting a much-needed debate about where the line should be drawn between privacy and surveillance. The former deputy director of the NSA Richard Ledgett, when retiring last year, said the government should have made public the fact there was bulk collection of phone data.
The former GCHQ director Sir David Omand shared Fleming’s assessment of the damage but admitted Snowden had contributed to the introduction of new legislation. “A sounder and more transparent legal framework is now in place for necessary intelligence gathering. That would have happened eventually, of course, but his actions certainly hastened the process,” Omand said»
.

Laissons le dernier mot à Edward : «The fightback is just beginning. The governments and the corporates have been in this game a long time and we are just getting started».

MM.

Surveillance de masse : alerter et agir – avec James Dunne

Dans le cadre d’une interview donnée à MetaMorphosis, James Dunne, ex-salarié de la Société Qosmos classée « confidentiel défense », nous relate son parcours de lanceur d’alerte dans ce contexte particulier et nous livre son analyse de ce qu’il appelle une alerte « éthique ».
Il a gagné le 5 mars 2015 aux prud’hommes contre son employeur après avoir été licencié le 13 décembre 2012 pour «faute lourde» et « avoir manqué à ses obligations de loyauté et de confidentialité », en novembre à la Cour d’appel et en janvier 2017, deux procédures en diffamation.

[Qosmos, fournisseur français de solutions logicielles de type DPI (deep packet inspection) qui permettent l’analyse du trafic Internet, fut accusée en 2012 par la Ligue des droits de l’homme (LDH) et la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) pour avoir fourni des moyens d’espionnage sur internet à des entreprises ayant des contrats avec les dictatures syrienne et libyenne. La société est poursuivie au Pôle Crimes contre l’humanité du TGI de Paris]

MM.

Alerte à la surveillance ! Échanges avec et sur les lanceurs d’alerte

MetaMorphosis vous conseille vivement l’écoute du débat organisé par l’Insa de Rennes le 13 février 2018 ci-après, auquel participe le lanceur d’alerte James Dunne de l’affaire Qosmos.

Ce type d’intervention nous semble l’exemple à suivre , pour plusieurs raisons.
D’une part, le choix limité du nombre d’intervenants permet de donner du temps à l’explication et à la réflexion. Nous sortons en effet des schémas habituels où le lanceur doit exposer sa longue expérience en quelques minutes. D’autre part, le format retenu est centré autour du lanceur, de son expérience, des problèmes rencontrés et de sa capacité de proposer des pistes de réflexion qui permettent de sortir des habituelles discussions d’entre-soi.

Nous noterons enfin, l’apport non négligeable de l’universitaire Monsieur Jean Philippe Foegle convié au débat, qui permet de repositionner l’expérience du lanceur dans un cadre plus large.
A la différence des intervenants tiers dans ce type de manifestation, le doctorant a l’intelligence de savoir différencier ce qui relève de l’action réelle des lanceurs, des contributions éventuelles des différents corps de la Société civile.
Comme nous le notions hier avec la manifestation des whistleblowers tenue à Londres, tous ceux qui disent, Associations, journalistes, universitaires… vouloir aider le combat des lanceurs d’alerte, feraient bien de se rappeler que ce n’est qu’en valorisant leur action que l’on commencera à faire évoluer les mentalités.

MM.

Les intervenants: James Dunne, Grégoire Pouget et Jean Philippe Foegle

Bonne écoute.

Il y a délit et délit !

Qui a dit « Informer n’est pas un délit » ?
Si vous êtes un habitué de MetaMorphosis, vous avez sûrement la réponse.
Plus difficile. Qui a dit : « Dénoncer un délit, ce n’est pas de la délation » ?
L’auteur de cette maxime, au demeurant d’une grande vérité et pour ainsi dire à la base de toute action des lanceurs d’alerte, n’est autre que Christian Estrosi. Le bien nommé « motodidacte » nous gratifie de cette pensée profonde à l’occasion de la défense de sa nouvelle trouvaille niçoise en cours de test au joli nom de « reporty », ici, une application sécuritaire devant permettre à tout citoyen de dénoncer un délit ou une incivilité en temps réel à la police.
Nous ne discuterons pas ici de l’intérêt de cette initiative du maire de Nice, ayant trop peur d’arriver à la même conclusion que pour les caméras de surveillance dont l’efficacité n’est plus à démontrer depuis un certain soir de 14 juillet…
Reconnaissons que nous serons pour une fois d’accord avec l’énoncé de Monsieur Estrosi quand il dit « Dénoncer un délit, ce n’est pas de la délation ».
Sauf qu’il doit bien y avoir un loup quelque part…
Au fait, de quel délit parle t-on?
En droit un délit est toujours un délit quelle qu’en soit la gravité appréciée par le degré de la peine encourue ou par la réprobation morale qu’il peut engendrer.
Etant nécessairement rationnel, le maire de Nice doit considérer que tout délit vaut dénonciation et qu’il ne pourra en aucun cas être reproché à celui qui la réalise, un quelconque acte de délation. Sans faire un catalogue des positions et votes politiques de ce personnage, remontons seulement deux années en arrière à l’occasion du vote de la Loi Sapin2 qui visait à donner un cadre juridique aux personnes qui dans l’exercice de leur fonction sont amenées à dénoncer des délits. Quelle a bien pu être la position de Monsieur Estrosi sur ce texte qui prévoyait également quelques dispositions de moralisation de la vie politique?
Il a, une fois de plus, comme à l’occasion de proposition de lois sur la fraude fiscale et sur le verrou de Bercy, voté contre ces textes.
Nous ne discuterons pas de la cohérence des positions qu’il partage avec la plupart de ses collègues parlementaires, les votes étant le plus souvent conditionnés à des décisions partisanes et/ ou de défense de son électorat, il n’en demeure pas moins que ce type de position met en évidence que le corps politique et de façon générale la Société, ont une appréciation très sélective des délits. Système au combien pernicieux car il nous semble rejaillir dans le fonctionnement même de la justice.
Sans juger de leurs utilités, quelques affaires récentes (qui rappelons-le encore une fois, méritent une justice exemplaire) ont mis en évidence les moyens extraordinaires mis en oeuvre par les services de police et de la justice, sur une seule affaire – un cas récent de féminicide a mobilisé jusqu’à 500 personnes pendant plusieurs semaines, de l’aveu même de la Procureure en charge du dossier – en écho à la litanie des affaires politico-financières pour lesquelles l’Etat est incapable de mobiliser plus d’un fonctionnaire à temps plein.
En quoi consiste l’application niçoise estrosienne? Dénonciation d’un vol à l’étalage, d’un vol à l’arrachée? D’une dégradation de véhicule? D’un comportement suspect?…Autant de petits délits qui ont à faire quelque part à une atteinte aux biens privés. Les questions politico-financières et c’est bien en cela que réside tout le problème, sont des atteintes à la propriété collective dans lesquelles chaque citoyen a individuellement du mal à se retrouver et donc à en comprendre les enjeux, tant pour la Société que pour lui-même.
Pour ceux qui naviguent depuis de longues années dans ce type d’affaire, à l’image des lanceurs d’alerte, il est évident qu’il n’existe ni au sein des services de police ni au sein de la justice elle-même et encore moins de la part du corps politique, de volonté et souvent de capacité à mettre en oeuvre les moyens nécessaires pour traiter convenablement ces affaires.
Sous une pression électorale et médiatique, notre justice et notre police sont devenues des services de proximité visant à contenir quand ça n’est pas entretenir, le fameux « sentiment d’insécurité » au détriment d’une insécurité plus insidieuse mais tout autant pernicieuse pour la cohésion du corps social. Ne pas s’attaquer à la corruption au sein des corps institués c’est hypothéquer l’avenir.

MM.

Êtes-vous vraiment sûr de n’avoir « rien à cacher »? Nothing to hide

SYNOPSIS ET DÉTAILS
Êtes-vous vraiment sûr de n’avoir « rien à cacher »?
Que peuvent savoir Facebook ou Google de vous en seulement 30 jours? Votre orientation sexuelle? Vos heures de lever et de coucher? Votre consommation d’alcool et vos infractions pénales? Votre niveau de richesses et votre solvabilité? Marc Meillassoux et Mihaela Gladovic ont fait l’expérience en hackant l’Iphone et l’IMac d’un jeune artiste n’ayant « rien à cacher » pendant un mois. Un hacker et une analyste ont pour mission de deviner qui est ce jeune homme et s’il n’a véritablement « rien à cacher ». Celui-ci est loin de se douter où l’expérience va le mener…

La version complète du documentaire est en français. Bonne projection !
NOTHING TO HIDE questions the growing, puzzling and passive public acceptance of massive corporate and governmental incursions into individual and group privacy and rights through the “I have nothing to hide” argument.

NOTHING TO HIDE – Un film sur la surveillance et vous (VostFr) from NOTHING TO HIDE – documentary on Vimeo.

James Dunne contre Qosmos

James Dunne, est un ancien salarié de la société de surveillance électronique Qosmos, accusée d’avoir équipé des dictateurs au Moyen-Orient, les régimes lybiens et syriens. Qosmos est une société spécialisée dans le Deep Packet Inspection, une technologie permettant d’analyser « en profondeur » un réseau, et donc potentiellement de le filtrer ou de le surveiller. Tous connectés, tous piratés ? En savoir plus

Pendant sept années, James Dunne, responsable du service de documentation technique, a traduit pour cette Société les manuels et les fascicules techniques, une place de choix pour connaître de l’intérieur les métiers de la surveillance.

Parler ou se taire?

Licencié le 13 décembre 2012 au motif de faute lourde pour « avoir manqué à ses obligations de loyauté et de confidentialité », la cour d’appel de Paris a confirmé le 14 octobre 2015, l’annulation du licenciement.
Victoire du lanceur contre Qosmos